2.5 Autonomie pour les élites ou indépendance pour le peuple ? Le piège de la loi-cadre Defferre
La politique de la France au Cameroun n’est pas sans similitudes avec celle qu’elle mène, plus généralement, dans toute l’Union française. Paris manie partout la carotte et le bâton pour faire rentrer les contestataires dans le rang et pour recruter des Africains qui, donnant l’impression de défendre les intérêts des colonisés, jouent en fait la partition écrite pour eux par la puissance coloniale.
Telle est la logique de ce qui se trame autour de Félix Houphouët-Boigny au tournant des années 1950. Considéré comme un « communiste » à la fin des années 1940, promoteur en tant que député de Côte d’Ivoire d’une importante loi interdisant le travait forcé, le leader ivoirien se voit rapidement sommé de faire un choix. Alors que ses partisans sont sévèrement réprimés en Côte d’Ivoire en 1949 et 1950, il est approché par le gouvernement français qui cherche à se faire un allié du président du RDA. En 1950, François Mitterrand (1916-1996), alors jeune ministre de la France d’Outre-mer, reçoit dans son bureau cet homme de onze ans son aîné. « Je l’ai traité un peu rudement, confiera-t-il plus tard. Je l’ai prévenu que j’allais doubler les garnisons en Afrique et que je le tiendrai pour responsable d’éventuels troubles. Je lui ai expliqué que les revendications humaines, sociales et économiques auraient mon plein appui si elles étaient justifiées. Mais que je n’admettrai pas qu’elles prennent un caractère politique. »
« Assez abattu, assez ému », selon le récit de Mitterand, Félix Houphouët-Boigny accepte le deal. Le 18 octobre 1950, il officialise le désapparentement du RDA au PCF et entame alnsi une brillante carrière politique. Revenant sur cet épisode quatre ans plus tard, un rapport Militaire français décrit en ces termes l’attitude très personnelle du président du RDA : « [Houphouët] mena son jeu seul avec beaucoup de souplesse, de tergiversations, de roueries dignes de Machiavel, se gardant bien de convoquer, soit le comité de coordination, soit le congrès du parti », qui auraient pu renâcler à l’idée de « cette volte-face pour devenir progressivement un parti pro-administratif ».
Président de l’Assemblée ivoirienne de 1953 à 1959 et ministre français sans discontinuer de 1956 à 1961, Houphouët devient au milieu des années 1950 le chantre le plus talentueux de l’« amitié franco-africaine ». Une amitié dont il expose la philosophie à l’occasion du congrès du RDA qui se tient à Conakry en juillet 1955 : « Notre vœu ardent est que toutes les familles spirituelles françaises comprennent que le Rassemblement démocratique africain est tourné vers l’ensemble du peuple français avec le désir de bâtir avec lui une communauté durable où les inévitables querelles de famille ne nuiront pas à la loyauté, à la confiance, ni à la volonté de vivre ensemble. Qui peut douter que l’expérience France-Afrique [“Françafrique” en un seul mot, indique le texte officiel du discours] constitue le meilleur espoir de l’Union française ? Personne, je crois14. »
Bien qu’elle continue de se revendiquer du RDA jusqu’à son expulsion formelle prononcée lors de ce congrès de Conakry de juillet 1955, l’UPC fait partie des rares sections locales du mouvement interterritorial qui refusent le « repli stratégique » impulsé par Houphouët-Boigny. Cette divergence révèle un désaccord de fond sur une double question : celle de l’indépendance et celle de la place du peuple. Alors que l’UPC réclame une indépendance totale au service de toutes les populations africaines (en l’occurrence camerounaises), Houphouët promeut une simple autonomie, dans le cadre d’une « communauté durable » liant la France et l’Afrique (la « Françafrique »), permettant aux élites africaines de jouir en partage avec les Français d’un certain pouvoir politique, le tout au nom des populations africaines dont les revendications seraient, pour reprendre le vocabulaire de François Mitterand, non pas « politiques » mais strictement « humaines, sociales et économiques ».
C’est précisément cette dernière option que privilégie Paris au milieu des années 1950. Conscients que des concessions sont nécessaires pour ne pas « tout perdre », les responsables français commencent à réfléchir à une réforme d’importance permettant de confier la gestion des affaires quotidiennes de leurs territoires respectifs à des élites africaines soigneusement sélectionnées (ce que l’historien Nicolas Bancel appelle les « élites de compromis »). Tel sera l’objectif de la loi-cadre que préparent les services du ministère de la France d’Outre-mer dès 1955. Votée par l’Assemblée nationale en juin 1956, alors que Gaston Defferre (1910-1986) occupe ce ministère cette « loi-cadre Defferre » institue le suffrage universel dans les colonies, abolit le système du double collège, transforme les assemblées territoriales en assemblées législatives et crée des exécutifs locaux qui, composés de responsables africains, jouiront - en partage avec l’administration française - de certaines prérogatives.
La réforme engagée comporte à l’évidence une dimension tactique, que François Mitterrand résumera clairement en 1957, en évoquant l’africanisation graduelle et contrôlée des postes de responsabilités. « En procédant ainsi, on parviendrait sans doute à isoler pour le réduire, le noyau dur, idéologiquemnent irrécupérable, dont la présence rendait vaine toute tentative de conciliation, note-t-il dans son livre Présence française et abandon. On épargnerait en revanche les authentiques messagers de la libération africaine que l’assentiment et la fidélité de leur peuple autant que l’amitié de la France mèneraient aux plus hauts destins. » Tactiques, les réformes répondent également à une double préoccupation stratégique et économique. Stratégique parce que les responsables français, qui savent qu’ils ne pourront pas indéfiniment contenir les revendications populaires des colonisés, observent aussi ce qui se passe dans les colonies britanniques. Ilst s’intéressent en particulier à l’évolution politique de la Gold Coast, qui s’engage progressivement sur la voie de l’autonomie interne puis de l’indépendance (effective en mars 1957). Or l’évolution de la Gold Coast (futur Ghana), enclavée au milieu de l’Afrique de l’Ouest, n’est pas sans conséquence sur les territoires de l’Afrique occidentale française (AOF) et plus encore sur le territoire sous tutelle du Togo, divisé comme le Cameroun en deux zones, « britannique » et « française ». Les Français le savent : l’indépendance annoncée de la Gold Coast pose mécaniquement la question de l’avenir du Togo « britannique » et pourrait provoquer des effets en cascade.
La réforme des institutions coloniales revêt également une dimension économique. Alors que les politiques de « développement » et les guerres coloniales (Indochine, Algérie) pèsent sur les finances publiques, ceux qui militent pour un allégement des budgets coloniaux donnent de la voix. Ce courant prendra le nom de « cartiérisme » après la publication en 1956, par le journaliste de Paris Match Raymond Cartier, d’une série d’articles favorables à l’allégement de la présence française dans les colonies (voir infra, chapitre 4). Une évolution notable quand on sait que, trois ans plus tôt, le même journaliste affirmait à propos du Cameroun : « Nous resterons, même si nous devons combattre pour cela. » Quoi qu’il en soit, les préoccupations économiques ne sont pas étrangères à la volonté d’alléger la masse salariale des fonctionnaires coloniaux en transférant certaines compétences aux élites locales, désormais chargées de gérer elles-mêmes les budgets de leurs territoires respectifs.
TODO↩︎