1.4 1940 : « Vive le Cameroun libre ! »
La Grande Dépression, qui frappe de plein fouet les colonies au cours des années 1930, et la Seconde Guerre mondiale qui déchaîne dans la décennie suivante les passions nationalistes et racistes, constituent deux étapes décisives dans la prise de conscience politique des populations africaines. Elles marquent également l’immixtion croissante de l’administration dans les affaires coloniales. Certes, l’État a toujours été présent aux colonies. Mais l’écroulement des cours mondiaux des produits agricoles, le renforcement du protectionnisme à l’échelle planétaire et la montée des périls en Europe poussent l’administration coloniale à s’engager plus activement, sortant de son rôle strictement régatien pour favoriser la production et résoudre les conflits sociaux.
La nouvelle conjoncture économique et internationale aidant, les confrontations deviennent en effet récurrentes entre les indigènes, de plus en plus revendicatifs, et les colons, qui voient leur niveau de vie pâtir des fluctuations du marché. La guerre, en 1939, exacerbe les tensions : pendant que les seconds renouent avec la prospérité, en profitant jargement de l’économie de guerre, les premiers voient non seulement leur niveau de vie fondre du fait de l’inflation mais sont réduits aux rôles de machines à bras et de chair à canon. Des milliers de Camerounais, que l’on dit « volontaires », sont envoyés au front. Nombre d’entre eux meurent « pour la France » sur de lointains champs de bataille et près de 7 000 autres reviendront après de longues années, parfois fiers mais souvent révoltés.
La fracture entre le régime de Vichy et la « France Libre » n’est pas non plus sans conséquences sur les colonies africaines que le général de Gaulle, confiné à Londres, cherche à enrôler dans le combat anti-nazi. Bien que les colons du Cameroun soient loin d’être unanimement hostiles au maréchal Pétain, c’est à Douala que le commandant Philippe Leclerc débarque le 27 août 1940. Il s’autoproclame colonel et commissaire général du Cameroun français, rallie la majorité des colons et des fonctionnaires européens et fait placarder des affiches annonçant le ralliement du Cameroun, premier territoire « libéré », à la France résistante : « Le Cameroun proclame son indépendance politique et économique. Vive la France ! Vive le Cameroun libre! » Autant de slogans qui ne manquent pas de frapper les esprits.
Une frange de Camerounais est particulièrement secouée au cours de cette période de crise et de guerre : les membres de la petite élite indigène qui sert d’auxiliariat à l’administration coloniale. Qualifiée d’« évoluée » et parfois gratifiée de la nationalité française, cette catégorie de la population incarne les paradoxes de la colonisation. Nés avant la Première Guerre mondiale, presque toujours chrétiens (catholiques ou protestants), officiant pour la plupart comme petits fonctionnaires (greffiers de justice, receveurs des postes, secrétaires, instituteurs, « écrivains-interprètes »), ces jeunes gens doivent leur ascension sociale à « la France », dont ils ont souvent adopté les idéaux officieis. Mais, côtoyant quotidiennement les Français - leurs supérieurs hiérarchiques -, ils connaissent mieux que quiconque les limites de l’« humanisme colonial ».
Du fait de cette position singulière, tous n’adoptent pas le même comportement lorsque la guerre éclate. Par tactique ou par conviction, quelques-uns n’hésitent pas à célébrer la grandeur de l’Allemagne, voire à demander le retour du Kamerun dans l’orbite germanique. Ces indigènes « traîtres à la nation » seront, pour la plupart, exécutés au début du confit. D’autres, plus nombreux, soutiennent la France. C’est le cas des militants de la Jeunesse camerounaise française (Jeucafra), organisation mise sur pied par l’administration coloniale en 1938 pour contrer la propagande « germanophile ». Cette organisation joue un rôle déterminant dans la socialisation politique et la maturation du sentiment national de cette génération. Car ses membres ne soutiennent pas la France aussi aveuglément que le laisseraient penser leurs slogans subventionnés ()« Né Français, nous entendons le rester jusqu’à la mort »). Tandis que la guerre se prolonge en Europe, ils jouent de leur proximité avec les Français pour tenter de faire avancer la cause des indigènes ou, du moins, pour porter certaines revendications populaires. Formés comme intermédiaires administratifs, ils deviennent intercesseurs politiques10. Cette génération d’« évolués » s’intéresse également à l’actualité coloniale et internationale.
Emmanuel Tchumtchoua, De la Jeucafra à l’UPC. L’éclosion du nationalisme camerounais, CLE, Yaoundé, 2006 ; Janvier Onana, « Entrées en politique : voies promotionnelles de l’apprentissage et de l’insertion politiques indigènes dans l’Etat colonial au Cameroun. L’expérience de la Jeucafra. », Polis, RCSP/CPSR, Yaoundé, vol. 7, 1999-2000.↩︎