6.3 Un peuple sous chape de plomb
À cette date, en réalité, cela fait déjà longtemps que la guerre psychologique a été étendue au reste du Cameroun, de façon parfaitement consciente et coordonnée. Au point que le traitement appliqué aux « zones infestées » par la rébellion n’apparaît pas, aux yeux des plus hauts responsables du régime, comme une exception mais comme un modèle pour le reste du pays. On assiste ainsi à un double phénomène au cours des années 1960 : la lutte contre la « subversion » s’élargit à mesure que la « rébellion » faiblit. Le centre nerveux de cette guerre lancée contre le peuple est la présidence de la République camerounaise, où Ahidjo prend ses décisions en petit comité en oubliant rarement d’en référer à l’Élysée par l’intermédiaire de Jacques Foccart. C’est là que remontent les hiérarchies de toutes les structures sécuritaires qui, initiées au moment de l’indépendance, constituent désormais les piliers du régime. Il y a bien sûr la police, formée et encadrée par la France, qui joue un rôle central dans le contrôle des populations soumises à un état d’urgence devenu permanent - lequel impose en particulier à chaque citoyen d’obtenir un laissez-passer chaque fois qu’il souhaite se déplacer.
Il y a également les forces armées qui, mises sur pied à partir de 1959, comptent près de 15 000 hommes dans les années 1960. Engloutissant près de 20 % du budget national, ce qui en fait la plus importante armée d’Afrique francophone, elle voit ses missions se diversifier : loin de défendre la nation contre les agressions extérieures, l’appareil militaire sert d’abord à réprimer «ennemi intérieur », dans sa définition la plus extensive, et se comporte finalement comme une armée d’occupation. Il est également affecté de façon croissante à des tâches extra-sécuritaires, notamment dans le cadre des politiques de « développement » initiées par le régime (construction de routes, de villages, d’hôpitaux, etc.).
Mais c’est surtout sur son tout-puissant service de renseignement, le SEDOC, et sur ses redoutables brigades mixtés mobiles (BMM), qui rayonnent depuis leurs bases (Yaoundé, Douala, Édéa, Nkongsamba, Bamenda, Kumba, Dschang, etc.), que la présidence s’appuie pour faire régner « l’ordre et la sécurité ». Dirigé à partir de 1962 par Jean Fochivé, policier formé par les services français, le SEDOC, bien souvent décrit comme la « gestapo » du régime Ahidjo, y compris par les historiens les plus modérés, propage la terreur à travers le pays. Les récits sont nombreux aujourd’hui des victimes de cette police spéciale, qui tire les « suspects » de leur lit enpleine nuït, sous n’importe quel motif, et les embarque manu militari dans les commissariats, les prisons ou quelque autre chambre de torture improvisée pour leur infliger les sévices les plus variés, pendant parfois des mois entiers : baignoire, batançoire, gégène, strangulation, étouffement, simulation d’exécution, mutilations génitales, privation de sommeil ou de nourriture, etc.
Pratiquéé par tous les corps armés, la torture devient méthode de gouvernement. Cinquante ans plus tard, de nombreux Camerounais sont encore capables de décrire avec une précision étonnante les sévices qu’ils ont subis - ou pratiqués. Et ceux qui y ont échappé se souviennent des râles et des suppliques qui s’élevaient quotidiennement des casernes et des commissarlats. « On s’habitue très vite à voir de la police, à entendre des prisonniers torturés, témoignera plus tard un coopérant canadien présent à Bafoussam à cette période. Ça a l’air fou de dire ça… » Et le même de raconter comment les gendarmes faisaient réparer leurs électrodes dans Le lycée technique de la localité. « Tout le monde savait », conclut-il, en précisant que le lycée en question dépendait de la coopération française37.
Ceux qui ne meurent pas entre les mains de leurs tortionnaires sont expédiés dans les prisons officielles où, plus souvent, dans les funestes centres d’«internement administratif» et de « rééducation civique » construits aux quatre coins du pays (les principaux étant installés à Yoko, Tcholliré, Mantoum et Mo- kolo). Ces centres secrets sont conçus en 1961, selon les termes de l’éminence grise du régime, Samuel Kamé, pour « recueillir les individus non condamnés par les tribunaux judiciaires mais dont l’éloignement de la société saine pouvait se justifier par des impératifs de l’ordre et de la sécurité publics ». Des milliers de « suspects » seront ainsi envoyés sans procès dans ces centres où, privés de tout et traités comme des animaux, ils subissent jour et nuit, parfois pendant de longues années, un traitement de choc censé les faire revenir dans le « droit chemin ». Symbole parmi tant d’autres du mépris de la vie humaine des prisonniers, l’affaire dite du « train de la mort » éclate quand l’Église catholique dénonce le décès de vingt-cinq prisonniers, asphyxiés dans un train de marchandises lors de leur transfert entre Douala et Yaoundé le 1er février 1962. La seule réponse du régime sera la saisie du journal L’Effort catholique, qui l’a révélée, et l’expulsion de son directeur, le prêtre français Pierre Fertin.
Signe que la « rébellion » n’est pas la seule cible du régime et que ce dernier a bien l’intention de se débarrasser de tous les « géneurs », la législation est modifiée pour criminaliser toute forme de dissidence.
Tel est l’objectif de l’ordonnance du 12 mars 1962 « portant répression de la subversion », qui interdit en pratique l’expression de tout désaccord avec le régime. « Le président a donné un caractère total à la lutte contre les agents de la subversion et contre tous ceux qui pourraient ne pas épouser pleinement les thèses du régime », commente alors l’ambassadeur de France dans un rapport confidentiel transmis au ministère français des Affaires étrangères. De fait, les premières cibles de cette nouvelle législation ne sont autres que les quatre principaux responsables de ce qu’il reste alors d’opposition légale : à peine condamnés, les quatre hommes sont expédiés dans un centre d’internement administratif au Nord-Cameroun. Estimant cependant que l’ordonnance de 1962 est encore trop libérale, la présidence camerouraise décide de la durcir et de l’étendre encore l’année suivante en transférant notamment les cas de « subversion » des tribunaux correctionnels aux tribunaux militaires. La chape de plomb qui couvre le Cameroun est alors totale. La politique devient un théâtre d’ombres : l’opposition politique disparaît, le journalisme n’est plus qu’une mascarade et le peuple, pétrifié, se réfugie dans le silence.
TODO↩︎