5.4 Novembre 1960 : l’assassinat de Félix Moumié et la signature du pacte néocolonial
Les services de renseignement français, justement, s’activent durant cette période. Bien conscients que la menace qui pèse sur le Cameroun n’est pas qu’intérieure, ils traquent les exilés « communistes » qui s’activent à l’étranger. Cible prioritaire, évidemment : Félix Moumié.
Tenace et exalté, le président de J’UPC se démène depuis la défaite de 1959 à l’ONU pour trouver des soutiens diplomatiques, financiers et matériels aux combattants de l’ALNK. Déjà très proche des gouvernements ghanéen et guinéen, il se rapproche de la figure montante du nationalisme africain, le Congolais Patrice Lumumba, qu’il rencontre à Accra en avril 1960. Six mois plus tard, Mourmié s’envole pour le Congo, qui vient de déclarer son indépendance, pour y installer une base de l’UPC. Mais il arrive à Léopoldville au pire moment : Lamumba est séquestré par les forces du colonel Joseph-Désiré Mobutu, le nouvel homme fort du pays, soutenu par les puissances occidentales, qui expulse immédiatement le Camerounaïs vers Accra. D’où l’infatigable Moumié repart sans tarder vers sa destination finale : Genève.
Pour éliminer le leader upéciste, les services français qui suivent sa piste à la trace ont imaginé un plan rocambolesque. Quelque temps après avoir pris contact avec Moumié à Accra, un faux journaliste basé à Genève mais travaillant en fait pour le SDECE profite de la venue de Moumié en Suisse pour l’inviter à dîner, le 13 octobre 1960, dans un restaurant genevois. Alors que Moumié est appelé au téléphone par un complice du SDECE, il verse du thallium dans le verre de sa « cible », qui ne le boit pas, puis dans un second verre. Moumnié finit par avaler les deux d’un trait si bien que le poison, qui devait agir à petit feu pour brouiller les pistes, est surdosé : pris de douleurs après le repas, le président de l’UPC - qui est aussi médecin - a le temps de désigner son assassin avant de perdre connaissance. L’agent du SDECE, William Bechtel, disparaît précipitamment, laissant la police helvétique mettre la main, chez lui, sur des preuves accablantes.
Contrastant avec les. médias français qui enterrent rapidement l’affaire, la télévision suisse interviewe Emest Ouandié, vice-président de l’UPC, et la veuve de Félix Moumié venus en urgence alors que ce dernier expire, le 3 novembre 1960. Dans leur bouche, comme dans celle de leur intervieweur, les accusations sont très précises. Car tous les indices convergent vers la « Main rouge », une organisation nébuleuse dont on découvre à l’époque qu’elle est secrètement actionnée par les services français pour liquider physiquement ceux qui gênent sa politique africaine, et notamment algérienne. « [La Main rouge] est une organisation, rattachée directement au deuxième bureau français, qui opère non seulement dans votre pays, mais en Belgique, en Allemagne de l’Ouest, en Italie, et qui a déjà fait beaucoup de victimes dans les milieux nationalistes africains, explique Ouandié. L’année dernière, je me trouvais à Londres en route pour les Nations unies où je devais être entendu comme pétitionnaire et je m’y trouvais avec le président de notre parti qui, lui, devait effectuer une mission en Europe. Précisément, il a été menacé par un agent qui avait dit clairement qu’il était de la Main rouge. » Il faudra attendre des années pour que ces accusations, finalement avérées, soient précisément documentées et reconnues par les plus hauts dirigeants des services secrets français.
Le 13 novembre 1960, dix jours après la mort de Moumié, les accords bilatéraux qui régissent les relations franco-camerounaises, jusqu’ici provisoires, sont signés de manière définitive. Cette dizaine d’accords et de conventions, gravés dans le marbre cette fois-ci, encadrent sévèrement la souveraineté camerounaise dans les domaines militaire, économique, monétaire, diplomatique, culturel et judiciaire. Les accords de coopération maintiennent des milliers d’« assistants techniques » hexagonaux sur le territoire camerounais et les accords militaires prolongent la présence des soldats français. Quant aux très sensibles accords de Défense signés le même jour, ils n’ont jamais été révélés (même après leur révision dans les années 1970 puis en 2009). Les upécistes, accaparés à ce moment précis par la mystérieuse affaire Moumié, ont à peine réagi : le pacte néocotonial, qui lie définitivement le Cameroun à la France, est signé dans un silence presque total.