5.1 Janvier 1960 : la France lance la « reconquête »
Dans ses Mémoires, Debré ne fait pas mystère de ses intentions d’alors : « Au début de l’année 1960, l’ensemble du pays Bamiléké échappe aux autorités du Cameroun. Ahidjo me demande de maintenir les administrateurs français, soit ! Mais cette première décision est insuffisante. Je décide d’entreprendre une véritable reconquête. » Pour engager cette reconquête, Matignon fait appel à un spécialiste de la guerre contre-subversive, le général Max Briand, qui s’est illustré, selon un de ses collègues, par son « goût très prononcé pour le travail de pacification » en Indochine. Chef des opérations, Briand supervise deux zones d’opérations : le groupement tactique Sud (GTS), basé à Douala, qui englobe le sud du Mungo, le Wouri et la Sanaga-Maritime ; et le groupement tactique Nord (GTN), basé à Bafoussam, qui regroupe onze compagnies d’infanterie, quinze pelotons de gendarmerie et quarante-neuf groupes de commandos supplétifs, soit 3 500 hommes, pour affronter les zones les plus « pourries » : le nord du Mungo et le département Bamiléké.
Commandées par des officiers français, ces structures sont peuplées d’Africains, par souci d’économie, de discrétion et d’« efficacité ». Aux centaines de soldats envoyés des pays de la Communauté (anciennes AEF et AOF), viennent progressivement s’adjoindre des milliers de miliciens locaux, regroupés dans ce qu’on appelle la « Garde civique » en région Bamiléké et les « Corps francs » dans le Mungo. Un nouveau stratagème est parallèlement déployé : les raids aériens. Depuis les aéroports de Douala et de Koutaba, situé dans le très loyaliste département Bamoun, des avions - pilotés par des Français — sont lancés sur la région Bamiléké. Des centaines de roquettes et des dizaines de milliers de cartouches incendiaires seront déversées sur les « zones infectées » au cours des mois suivants, en complément d’innombrables opérations de « ratissage » et de «bouclage » menées au sol : « Alpha », « Charlie », « Épervier », « Babouche », « Martinet », « Étincelle », « ABC », etc.
Survolant en mars 1960 les monts Bamboutos, en zone Bamiléké, dans un avion d’observation de l’armée française, un reporter du Figaro décrit un paysage de chaos. « Des vagues de flammes ourlent les champs, […] dévorant tout ce qui pousse, note-t-il. Je compte les maisons en feu ; à cinquante je m’arrête : à quoi bon, tout brûle le long d’une vallée de vingt kilomètres. […] [Des] centaines [..] de maisons, squelettes de briques noires de suie, sans poutres ni chevrons, sans toit ni portes, autour desquelles flotte l’odeur chaude de la chair brûlée. » Si ce journaliste conciliant se réjouit de l’intervention française, c’est qu’il ne doute pas un instant que ce décor macabre a été planté par les terroristes qui, dit-il, « dansent une ronde sauvage autour des brasiers ».
Vues de moins haut, les choses sont assez différentes (voir encadré ci-après). Parmi tant d’autres, le témoignage écrit du pasteur camerounais Pierre Talla, recueilli peu après les faits par un collègue européen, mérite d’être cité. Le 9 avril 1960, alors que les maquisards qui occupaient la mission de Bangang ont quitté les lieux, les militaires loyalistes débarquent dans le village : « Les soldats tiraient de toutes parts, les balles sifflaient au-dessus de nous. Les avions ne cessaient de mitrailler ; nous ne savions plus quoi faire ; les cases brûlaient partout ; on tuait les gens. Des femmes enceintes étaient éventrées et les enfants déchirés ; des gens étaient affreusement décapités. Cela dura de sept heures du matin à deux heures de l’après-midi. » Ayant échappé au carnage, et « enjambé je ne sais combien de cadavres », il tombe sur un militaire français qui s’étonne de le voir encore en vie. lLe pasteur, jui, s’étonne du massacre des villageois puisque les « rebelles » étaient partis. Réponse du Français : « C’est vrai, mais il n’y a rien d’autre à faire dans des coins aussi pourris. »
Pratiquant ainsi le châtiment collectif, les officiers français qui pilotent l’opération cherchent à désorganiser les groupes rebelles et à les couper de la population. Car, soutenus par des milliers de villageois qui les ravitaillent et les renseignent, les maquisards font preuve d’une étonnante résilience. Au Cours du mois de février 1960, l’ALNK réussit à porter de sérieux coups à ses ennemis, Martin Singap parvenant même à prendre à revers les troupes loyalistes qui cherchent à fendre les « zones infestées ». Au grand dam du colonel René Gribelin, commandant du GTN, ancien d’Indochine qui en à pourtant vu d’autres. « Sûrs de leurs forces, courageux jusqu’à l’inconscience, animés d’une foi aveugle en leurs sorciers », écrit-il, les rebelles disposent d’un « recrutement facile et presque illimité ». « L’adversaire auquel va s’opposer Le GTN n’est donc pas à mépriser », conclut-il, amer.
La guerre vue du sol
Les raids aériens, déclenchés au début de l’année 1960 par l’armée française, qui mettent l’Ouest-Cameroun à feu et à sang, sont restés gravés dans les mémoires.
L’enseignant à la retraite Jean Donfack, jeune maquisard à l’époque, nous l’a raconté en 2008 : « On se cachait sous les rochers pour voir comment ils faisaient.
Il y avait deux avions, toujours deux avions. »
Mimant les appareils capables de voler « dans toutes les positions », il poursuit sa description : « Le premier
envoie de l’essence sur les toitures.
Et le second descend et envoie une balle rouge au même endroit, ça prend feu.
C’était toujours ainsi que ça se passait. »
Djwmo Youmbi, vingt et un ans en février 1960, avait rejoint le maquis « Accra » de l’Ouest-Cameroun depuis quelques mois quand il a subi ses premières attaques aériennes, comme il nous l’a relaté en 2007 : « ils sont venus bombarder les gens à Bemena.
Il y avait des blessés.
On a pu en transporter quelques-uns en ville.
D’autres sont morts entre mes mains…
Ils étaient tellement brûlés.
Je n’avais pas assez de produits pour les traiter. »
Ayant secouru huit personnes dans ce cas, Youmbi se rappelle de « ce genre de brûlures » : « C’était comme si on les avait enfoncés dans un grand feu.
Ça gonflait.
Quand ça vous attrape au ventre, au dos, vous ne survivez pas. »
Le journaliste camerounais et directeur de l’hebdomadaire protestant La Semaine camerounaise Daniel Maugué nous a précisé en 2007 que ces raids s’en prenaient sans distinction à tout rassemblement : « Qu’il s’agisse d’obsèques ou de funérailles [lesquelles étaient interdites], les militaires faisaient tout pour disperser les foules.
Lorsque l’armée apprenait qu’il allait y avoir un rassemblement, elle s’organisait pour attaquer, souvent à coups de bombes ou de grenades, et il y avait beaucoup de morts.
C’est pour cela que les gens étaient très effrayés dès qu’ils entendaient les bruits d’un avion.
Chacun allait se cacher dans un coin, sous les arbres, dans la forêt, dans les bas-fonds, dans les marécages… »
Début février 1960, Daniel Galland, pasteur de Dschang, plutôt hostile à l’UPC, écrit au journal protestant Réforme, pour protester contre la violence accrue de la répression : « Depuis trois fours, les forces de l’ordre ant attaqué le maquis.
Je ne sais pas ce qui restera de certains villages, car le gouvernement camerounais est décidé à frapper un grand coup, avec l’aide (hélas !) de l’armée française.
[..] Les cadavres ne sont même plus enterrés, il y en a trop.
Quand les maquisards sont surpris en train de faire des tranchées dans les routes, ils sont tués à la mitrailleuse et ensevelis avec la terre ramassée par les bulldozers pour boucher les trous.
À certains endroits, ce sont les cochons qui font les fossoyeurs.
[…] C’est horrible.
Plus de prisonniers.
Plus même de pitié pour les femmes et les enfants.
Les femmes ne sont en effet pas les moins farouches dans la guerre. »
Mais ce qui a horrifié le plus ce témoin, c’est le sentiment général qu’un seuil de violence a été franchi dans la tête des belligérants : « Les gendarmes entendus à Dschang racontent ces massacres avec un ton tout naturel.
La vie humaine ne compte plus. »
Jacques Mermier, appelé du contingent effectuant son service militaire au Cameroun de mai à juillet 1960, nous a confirmé en 2008 l’état d’esprit de ses collègues militaires de carrière aux côtés desquels il pilotait les avions qui bombardaient la région Bamiléké : « ils ne se posaient pas beaucoup de questions, ils voulaient juste être bien notés et que leur appareil ne s’enraie pas au moment de descendre en piqué.
Ils envoyaient des rafales sur les villages sans réfléchir. »
Progressivement pourtant, les forces françaises prennent le dessus. Après plusieurs mois d’opérations, elles parviennent à rassembler des renseignements stratégiques, à infiltrer les troupes ennemies, à retourner d’importantes figures de l’insurrection, à couper les communications entre les « chefs de bande », à recruter des gardes civiques et mobiliser un nombre croissant de paysans dans des troupes d’« autodéfense ». Soumis à rude épreuve, le chef de l’ALNK Martin Singap, toujours étonnamment résistant, fait évoluer sa stratégie au cours de l’été 1960. Il recommande aux populations non combattantes, soumises à la répression aveugle et peinant à survivre dans la précarité de la clandestinité, de revenir à la légalité tout en continuant à aider secrètement les insurgés. « Les ennernis de notre pays vous prendront pour des ralliés, explique-t-il, mais c’est vous qui saurez ce que vous êtes. » Dans les semaines et les mois qui suivent, les forces françaises voient ainsi progressivement revenir vers elles des dizaines de milliers de personnes.
Pour obtenir de tels « succès », les forces françaises ne reculent devant aucune atrocité. En plus des bombardements, des incendies et des massacres indiscriminés, la torture est pratiquée à grande échelle et les exécutions publiques se multiplient devant des foules médusées. Les corps des rebelles châtiés sont laissés à la vue des riverains, pendant des semaines entières. Autre technique utilisée dans cette stratégie de terreur : l’exhibition de têtes coupées. Le spectacle pourtant effrayant de ces têtes tranchées exposées sur les places des villages et au détour des chemins devient si quotidien — et le restera pendant des années — que les témoins que nous avons interrogés près de cinquante ans plus tard ont parfois oublié de relever ce « détail ». Détail pourtant significatif quand on sait que le crâne des défunts occupe une place centrale dans le système de croyance des Bamiléké : sacré, il sert d’intermédiaire pour s’adresser au Nsi, leur dieu unique.
L’année 1960 est donc une année terrible. Tout en soulignant que «les chiffres sont sujets à caution », Max Briand tire le bilan suivant : « Les pertes totales de la population bamiléké se sont élevées en 1960 à un peu plus de 20 000 hommes », parmi lesquels « 5 000 tués au combat », « 5 000 morts des suites de maladies », « 1 000 morts des suites de leurs blessures » et « 10 000 » autres dans une mystérieuse « lutte intérieure ». Comme pour mieux relativiser le chiffre astronomique de 20 000 morts, Briand ajoute immédiatement : « Ce chiffre est à rapprocher de l’expansion démographique estimée, annuellement, entre 22 000 et 25 000 personnes. » En d’autres termes : les naissances compensant les décès, il n’y a pas lieu de se scandaliser. En octobre 1962, au cours d’une conférence, le journaliste du Monde André Blanchet, très proche des sources officielles françaises, citera un autre chiffre : « Quelqu’un, dont je n’ai pas pu vérifier les dires mais dont les allégations méritent d’être prises au sérieux, m’affirmait qu’il y avait eu 120 000 victimes au total pendant les deux ou trois ans qu’a duré l’insurrection en pays [bamiléké] ; or cela nous l’ignorâmes à peu près entièrement, même en France, l’ancienne métropole32. »
TODO↩︎