1.7 Colmater les brèches de l’ordre colonial
Très peu médiatisés, les massacres de Sétif et Guelma, comme ceux de Douala, illustrent les contradictions insolubles d’un ordre colonial qui, se voulant « humain » et « généreux », ne peut concilier des objectifs divergents. L’« avancement » des populations locales, simple prétexte, cache mal les buts réels de la colonisation : l’exploitation économique des pays soumis et la puissance stratégique de la métropole.
Si le dossier colonial intéresse peu les opinions métropolitaines, préoccupées dans l’immédiat après-guerre par l’urgence de la reconstruction, il agite les milieux d’affaires et les responsables politiques. Mais, naviguant à vue et confrontés à des situations différentes d’une colonie à l’autre, ces derniers prennent des décisions contradictoires qui craquellent encore davantage le système impérial. C’est le cas notamment en Asie : alors qu’ils sont contraints de négocier l’indépendance dans certains territoires, ils espèrent reconquérir les autres par la force. Ces différents scénarios, parfois combinés et jalonnés de guerres meurtrières, aboutiront à la reconnaissance de l’indépendance de l’Inde (1947), de l’Indonésie (1949) et, plus tard, de l’Indochine (1954).
En Afrique aussi, les puissances coloniales répriment durement les mouvements sociaux et politiques. Mais, maniant alternativement la carotte et le bâton, elles initient également des réformes pour « calmer les esprits ». Fruit de fragiles compromis politiques, mes réformes institutionnelles décidées après 1945 reposent à nouveau sur des équilibres instables. Il en va ainsi en France, où l’Assemblée constituante engage une relative libéralisation du régime colonial, plus conforme à l’esprit du temps. Reconnaissant dans son préambule que « la France entend conduire les peuples dont elle a la charge à la liberté de s’auto-administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires », la Constitution de la IVe République, qui entre en vigueur en octobre 1946, institue des assemblées censées représenter des populations colonisées à Paris et dans chacun des Territoires d’outre-mer. Maïs ces déclarations de principe et ces réformes institutionnelles sont simultanément vidées de leur substance par des mesures discriminatoires : institution d’un « double collège » permettant aux colons européens d’être surreprésentés dans ces assemblées, nomination de certains « représentants » par l’administration, restriction drastique du corps électoral africain, contrôle draconien des candidatures…
Les contradictions du système colonial sont plus criantes encore dnas les territoires qui, comme le Cameroun, sont maintenus sous tutelle internationale. Profitant du flou qui entoure les dispositions de la Charte des Nations unis, les puissances administrantes parviennent à les retourner à leur avantage. Signés à New York en décembre 1946, les accords de tutelle -qui fixent les modalités pratiques d’administration de ces territoires - permettent aux autorités tutrices de gérer les anciens mandats « comme partie intégrante » de leur territoire et s’abstiennent de leur fixer un délai pour l’accession à l’autonomie ou à l’indépendance. Là encore, des dispositions a priori libérales se retournent contre les populations qu’elles étaient censées servir : les territoires sous tutelle seront administrés comme de simples colonies, pour une durée indéterminée.
Dans les mois qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, les puissances coloniales parviennent ainsi à colmater les brèches qui, en Afrique, menacent les fondations de leurs empires. Maniant avec dextérité la rhétorique évolutionniste, qui ne manque pas de convaincre leurs opinions publiques et leurs partenaires étrangers, persuadés eux aussi de l’infériorité des peuples africains, les autorités coloniales promettent d’amener, graduellement, les colonisés à l’autonomie. Pour preuve de leur bonne volonté, elles mettent en avant les élites autochtones dont certains éléments, triés sur le volet, jouissent d’une relative aisance matérielle et accèdent à des postes de responsabilités, au sein des assemblées « représentatives » par exemple. Ces « évolués » servent à la fois de caution, dans un système qui demeure structurellement raciste, et de rempart, face aux revendications grandissantes des peuples colonisés. En favorisant l’ascension sociale d’une poignée d’«élus », choisis pour leur docilité, mais en limitant dans le même temps l’accès aux positions privilégiées, le réformisme timoré initié par les autorités coloniales envoie un double message aux populations colonisées : pas de liberté sans discipline. S’il séduit une frange vide de la population avide de promotion individuelle, ce chantage peine en revanche à convaincre ceux qui, subissant quotidiennement l’« ordre » colonial, voudraient bien hâter l’heure de la « liberté ».
Déjà présente dans le Pacte de la SDN en 1922, l’idéologie du « développement », qui devient un argument central du discours impérial après 1945, vient moderniser le discours évolutionniste et disciplinaire des autorités coloniales. Se plaçant elles-mêmes dans le camp des nations « développées », les puissances occidentales renvoient les pays dominés à leur supposé «sous-développement » et justifient ainsi leur politique d’investissement censée les aider à rattraper leur « retard ». C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la mise en place, en 1946, du Fonds d’investissements pour ie développement économique et social (FIDES). Sous de louables prétextes sociaux, ce dispositif permet à la France d’étoffer dans ses colonies les infrastructures - portuaires, routières, ferroviaires notamment - qui contribuent à la prospérité économique de la métropole tout en consolidant les liens de cette dernière avec ses dépendances d’outre-mer. Sans surprise, les territoires sous tutelle, moins solidement arrimés à la France que les autres colonies, se voient dotés de généreux crédits… Le Cameroun, premier « bénéficiaire » du FIDES, recevra 36,5 millions de francs entre 1947 et 1953 - dont 85 % sont affectés aux infrastructures et seulement 10 % aux « équipements sociaux ».
Les dispositifs idéologiques, juridiques et socio-économiques instaurés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale permettent de perpétuer un système colonial pourtant plus que jamais placé devant ses contradictions. Derrière un discours plus libéral se cache une machine toujours aussi despotique. Derrière les promesses d’indépendance, une nouvelle phase de colonisation s’ouvre. Une nouvelle forme de colonialisme est même déjà en germe dans les calculs de ceux qui, à Paris, Londres ou ailleurs, cherchent à résoudre l’insoluble équation coloniale : offrir une autonomie limitée à une élite docile pour empêcher les peuples de jouir d’une indépendance véritable et de la justice sociale.