Derrière les « violences tribales », les vraies causes de la guerre
On pourrait remplir des pages à narrer les stupéfiantes « aventures » de Max Bardet. C’est d’ailleurs ce que lui-même a fait dans son livre O.K. Cargo !. Il faut cependant se méfier d’un tel exercice. Outre qu’il est difficile d’authentifier les faits - des massacres à huis clos, dirigés par un capitaine anonyme, qui ne laissent aucun témoin -, le récit du pilote d’hélicoptère cache autant de choses qu’il n’en montre, dans sa philosophie des massacres, Max Bardet ne semble tenir aucun compte du contexte politique camerounais dans lequel il a opéré. Son témoignage évoque simplement le souci de la France d’éviter l’implantation des « Communistes » au Cameroun. Décrite dans sa quotidienneté, la guerre semble surtout se résumer à un simple affrontement opposant d’irrationnelles « ethnies ».
Sept ans après avoir fait publier le livre de Bardet, Constantin Melnik signera à son tour un ouvrage, La Mort était leur mission, dans lequel il évoque le Cameroun. Ce vrai-faux roman, peuplé de vrais-faux personnages, adopte lui aussi une grille de lecture ethnique : « Après la décolonisation orchestrée par le général de Gaulle, des troubles avaient éclaté au Cameroun. Où se situait, à propos, ce putain de pays et quelles étaient son histoire et sa singularité ? Une fraction extrémiste regroupant les Bamiléké s’était soulevée. Selon une tradition africiane qui n’était pas encore relayée par la télévision, des massacres avaient eu lieu, suivis d’une répression où les forces gouvernementaies, épaulées par des conseillers militaires français, n’avaient fait preuve d’aucune réserve. Tentés par une aventure africaine, […] des camarades du colonel Martineau étaient partis piloter des hélicoptères et ils étaient revenus lourds de récits de cadavres flottant au fil de l’eau ou pourrissant dans les forêts. »
Réduire les conflits en Afrique à une « histoire de tribus » et les décrire comme une simple succession de massacres incompréhensibles est une vieille habitude. Cela permet d’en effacer les ressorts politiques, de faire disparaître les noms des responsables et finalement d’en imputer les violences à ceux qui les ont subies. Qui a initié cette guerre du Cameroun ? Qui l’a organisée ? Qui en a tiré profit ? La présence d’un pilote d’hélicoptère français voltigeant au-dessus des « massacres contrôlés » prouve à elle seule qu’il ne s’agissait pas de simpies « violences ethniques ».
Les exactions qu’évoquent Bardet, Melnik et beaucoup d’autres ont évidemment une importance capitale, ne serait-ce qu’en raison des traumatismes individuels et collectifs qu’elles ont engendrés. Mais réduire la guerre du Cameroun à une série de massacres, c’est s’interdire d’en comprendre la logique. Hypnotisé par les conséquences, on en oublie les causes. Fasciné par l’éclat des machettes, on absout en silence les criminels de l’ombre. Car le crime ne s’arrête pas aux massacres, il implique les bourreaux en cravate qui les ont rendus possibles. C’est ce que nous entendons illustrer dans les pages qui suivent, en proposant une analyse historique et politique de la guerre du Cameroun. Entendons-nous bien : s’extraire des lectures strictement « ethniques » ne signifie pas que l’on néglige les dynamiques locales et les logiques endogènes du conflit. Il s’agit plutôt de comprendre comment ces facteurs locaux, historiquement et politiquement situés eux aussi, s’insèrent dans des jeux de dominations imbriquées. On constatera alors que les logiques endogènes, partiellement autonomes, sont parfois instrumentalisées et réinventées en fonction de logiques exogènes. En pointant les « traditions africaines », en situant les troubles « après » l’indépendance et en expliquant que la répression a « suivi » les massacres, le roman à clé de Constantin Melnik a quelque chose d’indécent. Car Melnik sait que tout cela est faux. Coordinateur des services secrets à Matignon de 1959 à 1962, il connaissait parfaitement le sujet : le Cameroun étant devenu indépendant le 1er janvier 1960, ce dossier sensible avait été enlevé au ministre de la France d’Outre-mer pour être confié aux services du Premier Ministre.
Melnik savait donc pertinemment que l’apparent « conflit ethnique » qui avait déchiré ce pays n’était pas une conséquence de l’indépendance, octroyée par la France, mais qu’il plongeait ses racines comme on le verra dans une époque bien plus ancienne (chapitre 1). Ses origines remontent à la conquête coloniale de ce territoire, que l’Allemagne s’était accaparé à la fin du XIXe siècle et que les Britanniques et les Français s’étaient partagé au lendemain de la Première Guerre mondiale. C’est bien la politique menée par les puissances coloniales qui explique les tensions internes qui ont émergé au moment où le Cameroun se préparait à l’indépendance. Et c’est la volonté de la France d’éviter, de retarder puis, faute de mieux, d’« encadrer » cette indépendance, de la vider de sa substance, bref d’empêcher les Camerounais de décider librement de leur destin, qui envenimera la situation dans les années 1950.
L’ennemi de la France en ces années de décolonisation n’est pas ethnique, mais politique : il s’incarne dans l’Union des populations du Cameroun (UPC), mouvement indépendantiste fondé en 1948 qui refuse obstinément de laisser la France imposer ses volontés (chapitre 2). Un refus d’autant plus obstiné que les nationalistes camerounais savent que le statut juridique de leur pays et le droit international militent en leur faveur. Territoire internationalisé au sortie de la Première Guerre mondiale parce que jugé Inapte à l’indépendance, - au même titre que les autres territoires allemands ou ottomans : Syrie, Liban, Palestine, Togo, Rwanda, etc. — le Cameroun a seulement été confié temporairement en administration aux Franco-Britanniques. Lesquels ont en échange signé des accords internationaux dans lesquels ils promettaient d’amener les territoires qu’ils administraient à l’autonomie ou à l’indépendance.
C’est précisément parce que le droit donnait tort aux autorités françaises que ces dernières ont opté pour une politique de force (chapitre 3). Certes, la guerre ainsi engagée contre l’UPC dans les années 1950 prendra par la suite une coloration « ethnique », la cible privilégiée étant d’ailleurs changeante : les « Bassa » de la Sanaga-Maritime dans les années 1956-1958 ; les « Bamiléké» de l’Ouest-Cameroun, dans les années suivantes. Mais l’ethnicisation du conflit n’est qu’un leurre, une diversion et une technique de guerre visant à fracturer le mouvement national.
Dans ce contexte historique particulier, cette guerre apparemment « ethnique », parfois décrite comme une « guerre civile » camerounaise, cache donc des enjeux éminemment politiques. Elle dissimule également des enjeux géostratégiques (chapitre 4). Après avoir installé un régime profrançais à Yaoundé, la France, en effet, ne cherche pas seulement à écraser les opposants camerounais, quelle que soit leur supposée appartenance ethnique. En ces temps de guerre froide, elle prétend aussi défendre ce régime contre les puissances communistes, accusées de manipuler les « rebelles ». Moins officieilement, elle se méfie aussi des Anglo-Saxons — alliés anticommunistes mais rivaux impérialistes -, suspectés de vouloir profiter d’un possible chaos pour prendre pied dnas ce territoire devenu indépendant. Derrière ces adversaires multiples, simples prétextes parfois, Paris cherche surtout à maintenir le Cameroun dans son orbite, et à perpétuer sa domination en Afrique en dépit des vents dissolvants de la décolonisation. En ce sens, la guerre du Cameroun joue un rôle central dans l’émergence d’un nouveau type de gouvernance néocoloniale, mi-officiel, mi-officieux, qui prendra plus tard le nom de « Françafrique » (chapitre 5).