Préface : Surmoi colonial et État sous tutelle

par Achille Mbembe

Il y a près d’un demi-siècle, une très grande partie de l’humanité vivait sous le joug colonial. Et on est encore loin d’avoir fini d’examiner dans le détail, cas par cas, les régimes coloniaux du milieu du XIXe siècle et du début du XXe. Formes d’« usinage » chaque fois particulières, ils présentaient néanmoins quelques caractéristiques communes.

D’abord ils étaient, dans les faits, des régimes mixtes. Toujours ils combinaient, avec plus ou moins de dextérité, des aspects d’une chefferie coutumière, d’un gouvernement civil (le commandement) et d’un dispositif paramilitaire. La déclinaison de l’autorité s’effectuait sous l’une ou l’autre de ces modalités, tantôt séparément et souvent de concert. Là où la loi et le droit jouissaient de quelque autonomie relative, celle-ci était suspendue chaque fois que nécessaire et remplacée par un état d’exception au demeurant rapidement banalisé. Du coup, l’histoire des régimes coloniaux fut, foncièrement, une histoire de la brutalité ou, plus précisément, de brutalisation.

Deuxièmement, ces régimes cherchaient sans cesse seulement les ressources et les territoires que les puissances européennes avaient conquis par les armes, mais aussi les énergies vitales des multitudes sur lesquelles ces régimes exerçaient leur domination. Quant à l’exact coût de celle-ci, ils ne voulaient jamais en assumer jusqu’au bout la pleine responsabilité, préférant chaque fois en décharger le paiement sur de tierces entités - peu importait lesquelles.

Troisièmement, machines de guerre s’efforçant cahin-caha de se muer en machines sociales tout court, ces régimes coloniaux fonctionnaient à la fois au désir, aux intérêts et, souvent plus que de raison, au quadrillage, à la brimade et à la répression. Comme tout pouvoir, n’aspiraient-ils pas à imposer à leurs sujets une autre conception de la vie, du travail et du langage ? Prendre entièrement le contrôle de ce qui se passait dans leurs têtes, modeler les termes du désir, construire un affect et faire émerger un sujet docile, prompt à se reconnaître dans l’attitude du valet : n’était-ce point leur objectif final ?

Dans certains cas, ils s’évertuèrent, par conséquent, à éradiquer les formes de vie ancienne - n’y parvenant point, ils se limitèrent à en assécher les fibres les plus vivantes. Dans d’autres cas, ils tentèrent vaille que vaille de revivifier des traditions d’ores et déjà en voie de dessiccation. Pour ce faire, ils reprirent, afin de les faire travailler pour leur propre compte, de vieilles coutumes et institutions locales dont ils subvertirent profondément la nature et le fonctionnement. Puis, connectant ces moignons à de nouveaux segments, ils finirent par inventer, par le biais d’une série d’agencements baroques, des dispositifs inédits de domination.

Ces dispositifs étaient par nature inachevés. Voilà pourquoi, au bout du compte, les régimes coloniaux n’aboutirent qu’à un remaniement partiel et discontinu de sociétés dont le dynamisme historique, bien que substantiellement atrophié, n’avait jamais fait l’objet d’une totale émasculation. Noyaux primitifs de contradictions de toutes sortes, les modèles coloniaux d’assujettissement étaient, de toutes les façons, porteurs à terme de crises organiques que les puissances coloniales surent éviter dans certains cas, mais qu’elles éprouvèrent d’innombrables difficultés à contenir et à renverser dans d’autres.

Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa ont écrit ici un livre irremplaçable, qui décrit justement le déroulement de l’une de ces crises organiques, ses multiples rebondissements et son dénouement provisoire dans le Cameroun des années 1948 à 1971. Synthétisant et enrichissant efficacement la somme considérable qu’ils avaient publiée en 2011 (Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique), cette description permet de mieux comprendre désormais les métastases qui suivront (de 1971 à nos jours) et qui, à bien des égards, octroient leur singularité à ce qu’il faut bien appeler le moment postcolonial africain. Venant après des travaux pionniers tels Le Mouvement nationaliste au Cameroun de Richard Joseph (1977) et L’État au Cameroun de Jean-François Bayart (1979), ou mon propre livre La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1996), l’essai que l’on va lire est le fruit de recherches approfondies dans les archives, ainsi que de longues et patientes enquêtes de terrain. Il ne complète pas seulement les ouvrages précédents. Il ouvre aussi d’innombrables pistes nouvelles pour la recherche et s’appuie intelligemment sur les monographies produites, en nombre croissant, par les nouvelles générations d’historiens camerounais, finalement sortis de la torpeur et de longues décennies de brutalisation concertée des esprits.

Riche et documenté, tirant profit de l’accès à de nouvelles sources écrites et exploitant de façon très adroite les témoignages des acteurs de l’époque, La Guerre du Cameroun s’inscrit par ailleurs dans la nouvelle historiographie des guerres anticoloniales et des guerres contre-insurrectionnelles de la seconde moitié du XXe siècle (Indochine, Kénya, Malaisie, Algérie, Mozambique, Angola, Zimbabwé, Namibie, etc.). Ces guerres précipitèrent l’ébranlement du monde colonial au lendemain des hécatombes de 1914-1918 et de 1939-1945, et du largage de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. Tout en braquant le feu des projecteurs sur la face illibérale des démocraties occidentales, elles ouvrirent la voie à une redistribution de la puissance à l’échelle planétaire, rendant dès lors possible l’apparition de nouveaux États-nations et d’une nouvelle carte du monde.

L’intérêt immédiat de La Guerre du Cameroun ne se trouve donc pas seulement dans la reconstitution précise et novatrice d’une séquence historique décisive sur le plan régional, et qui aura fait l’objet, pendant près d’un demi-siècle, d’une étonnante méprise. Ce livre est aussi important parce que sa lecture nous permet de penser à frais nouveaux aussi bien le phénomène de la décolonisation que la nature du moment postcolonial proprement dit. Écrit dans une langue accessible, il tord définitivement le cou au mythe français d’une décolonisation « pacifique » en Afrique subsaharienne. Il montre ainsi à quel point le Cameroun servit de site d’expérimentation privilégié du mode patrimonial de gestion d’un empire devenu « informel » - mode de gestion qui deviendra typique des rapports entre la France et ses anciennes colonies africaines dans la seconde moitié du XXe siècle. C’est en effet au Cameroun que fut élaborée jusqu’à ses conséquences ultimes, par le biais d’un affrontement combinant une guerre de libération nationale, une guerre contre-insurrectionnelle et une guerre civile, la formule de l’ « État sous tutelle ».

L’État sous tutelle est le contraire d’un État souverain classique. Plus précisément, il jouit d’une souveraineté parcellaire, voire conditionnelle. La puissance occupante se retire de Vavant-scène, après l’avoir cédée à des suppléants locaux. Des fragments de cette souveraineté font l’objet d’une extraterritorialisation et, à ce titre, sont exercés à partir de centres lointains. D’autres pans font l’objet d’un exercice local, par le biais de contremaîtres autochtones qui supervisent un territoire régenté à la manière d’une capitation - c’est notamment le cas pour ce qui concerne l’administration de la brutalité et l’accaparement des ressources et des profits. D’autres enfin font l’objet d’un partage plus ou moins équitable. Dans tous les cas, le territoire supposé souverain est géré comme une prise de guerre et ses habitants traités moins comme des citoyens que comme des captifs.

L’ouvrage qu’on va lire éclaire sous un angle neuf les origines, la mise en place et le fonctionnement de cette variante de l’État sous tutelle qu’aprés d’autres, les auteurs inscrivent sous le qualificatif de « Françafrique ». De manière générale, l’État sous tutelle est la condition de préservation d’une structure informelle d’empire qui s’articule autour de réseaux plus ou moins opaques. Cette structure en réseaux souterrains constitue le cadre de l’assimilation réciproque et de la corruption mutuelle entre certains segments de l’État français et leurs anciens sujets postcotoniaux. Une structure étonnamment durable depuis la proclamation des indépendances formelles en 1960.

Située à mi-chemin entre les modèles insurrectionnels indochinois et algériens (armés ou paramilitaires) et les itinéraires subsahariens paracivils ou paraconstitutionnels, la « décolonisation à la camerounaise » n’a pas seulement produit le prototype de l’État sous tutelle. Elle a également été à l’origine d’une formation historique relativement singulière, caractérisée par la reconduction, à une échelle moléculaire, d’une crise originelle et organique. Les différends engendrés par la colonisation ne furent en effet jamais entièrement soldés au moment du transfert du pouvoir des anciens maîtres à leurs protégés. Au contraire, la dévolution du pouvoir envenima ces différends et imprima un tour conflictuel à leur expression : aux clivages anciens vinrent se greffer de nouveaux autres, lorsque les précédents ne purent rebondir dans un contexte nouveau, se prolongeant dès lors au-delà de la colonisation proprement dite.

Il n’en est pas sorti une nation dans le sens moderne du terme, laquelle reste à inventer. Ni seulement un assemblage d’ethnies - le processus d’ « assimilation réciproque entre les différents segments » de l’élite (Jean-François Bayart) ayant entraîné une relative sédimentation - ou un État dans je sens wébérien du terme. Mais quelque chose comme une concaténation de formes, d’embranchements et de bifurcations, de structures profondes et de structures de surface, chacune dotée de son système propre d’étagement.

Le Cameroun contemporain, sorti tout droit de la tragique combinaison guerre de libération/guerre contre-insurrectionnelle/guerre civile que ce livre retrace de façon remarquable, est une entité sans poésie, tout à fait prosaïque, un agencement segmentaire, mou et gélatineux, dont le surmoi est demeuré colonial, c’est-à-dire, pour l’essentiel, répressif. La sorte d’autoritarisme molaire, faite d’adhésion et d’inertie, qui aura caractérisé son dernier demi-siècle court tout droit aujourd’hui vers une bruyante impasse. Pour en sortir, il n’est pas certain qu’un simple changement d’idées, voire d’hommes, suffira. Il faudra sans doute passer par un radical changement de régime.

Johannesburg, 1er août 2016.