Chapitre 1 Préludes : l’insoluble équation coloniale

« C’est au nom du droit humain, de la défense des races opprimées, que l’on a retiré à l’Allemagne des colonies où, de son propre aveu, la violence allant jusqu’à l’extermination des peuples faibles était instaurée en théorie de droit. Cette masse d’êtres que l’Allemagne violentait a été remise en tutelle à d’autres nations, à celles que le traité de paix, dans son article 22, appelle les “nations développées”, et auxquelles il trace pour le mieux-être de ces races, ce qu’il nomme la “mission sacrée de civilisation”. C’est en application de cet article que la mission personnelle de la France a été étendue sur le Togo et le Cameroun. »

Albert Sarraut, La Mise en valeur des colonies françaises, 1923.

De l’Indonésie au Ghana, de l’Algérie au Kénya, de l’Indochine à l’Angola, sur tous les théâtres coloniaux, les pouvoirs européens se trouvent dans une position difficile au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Jadis hégémoniques, les métropoles du Vieux Continent sont rétrogradées au rang de puissances secondaires sur une scène internationale désormais dominée par deux superpuissances, les États-Unis et l’Union soviétique. Alors que Washington et Moscou se montrent hostiles au maintien à l’identique des empires coloniaux européens, Londres, Paris, Bruxelles et Lisbonne sont en outre placés devant leurs contradictions par des peuples colonisés qui ne supportent plus d’être maintenus dans une situation de soumission au nom de la « civilisation ». Les puissances coloniales européennes cherchent alors à résoudre une équation qui paraît à maints égards insoluble : comment conserver leur emprise sur le monde quand tout milite pour la fin de ces empires qui avaient fortement contribué, dans les décennies précédentes, à leur puissance et à leur prospérité ?

Rares sont les endroits où cette équation fut posée aussi explicitement que dans le territoire que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « Cameroun ». Ayant plusieurs fois changé de nom, de maître, de capitale et de frontières depuis la conférence de Berlin de 1884-1885, ce territoire n’est pas, en 1945, une colonie comme les autres. Placé après la Première Guerre mondiale sous la tutelle de la Société des Nations (SDN), il avait été alors confié sous forme de « mandats » à l’administration de la France et du Royaume-Uni. Mais ce dispositif juridique ambigu, instituant une sorte de «colonialisme à visage humain », est vite tombé en désuétude : alors que la SDN vole en éclats dans les années 1930, les territoires du Levant placés sous mandats français et britannique - actuels Irak, Liban, Syrie, Palestine, Jordanie - accèdent tour à tour à l’indépendance.

Quand les empires coloniaux se craquellent en Asie et au Moyen-Orient à la fin des années 1940, les mandats de la France en Afrique - Le Togo et le Cameroun - apparaissent aux yeux des dirigeants français comme de dangereuses fissures. Stratégiquement situé au cœur de l’Afrique centrale et agité au sortir de la guerre par des mouvements populaires particulièrement revendicatifs, le Cameroun est l’objet d’une attention scrupuleuse à Paris : si le vent de la décolonisation s’engouffre dans la brèche, c’est tout l’édifice colonial qui risque de s’écrouler. Pour comprendre comment la situation va s’envenimer dans ce pays, amenant les autorités françaises à engager une guerre meurtrière dans les années 1950, il faut donc revenir brièvement sur l’histoire de ce territoire particulier qui, jouissant en théorie d’un statut juridique plus libéral, subit en pratique les mêmes injustices que les autres sociétés coloniales.