3.2 1955 : la stratégie du choc
En arrivant au Cameroun fin 1954, Roland Pré n’a aucune intention de « jouer perdant ». Décrivant l’UPC comme un Viêt-minh en gestation et comme un simple tentacule du Kominform (l’organisation internationale communiste contrôlée par l’URSS), il met immédiatement sur pied un vaste plan pour étouffer le « poisson communiste ». Dès le 18 janvier 1955, il transmet à toute l’administration locale la brochure de Lacheroy sur la « guerre révolutionnaire ». Le 4 février, passant de la théorie à la pratique, il envoie une circulaire demandant aux fonctionnaires coloniaux de mettre en œuvre la politique prônée par le même Lacheroy. Il s’agit en particulier d’instituer ce que ce dernier appelle des « hiérarchies parallèles » (organisations de jeunesse, groupes de femmes, caisses de solidarité, conseils de village, etc.) permettant d’enserrer physiquement, psychologiquement et territorialement les populations pour les immuniser contre le « communisme » et les amener à combattre activement la « subversion » upéciste.
L’offensive de Roland Pré comporte différents volets. Le premier, d’ordre socioéconomique, vise à satisfaire un certain nombre de revendications sociales pour empêcher les upécistes d’en tirer argument. Le deuxième, d’ordre psychologique, consiste en une vaste opération de propagande : la presse aux ordres, les organisations traditionnelles et la hiérarchie catholique diffusent à flux continus des slogans hostiles aux upécistes, décrits au choix comme des « communistes » des « révolutionnaires » ou de diaboliques « athées ». Roland Pré prône ainsi une « propagande de combat » qui, écrit-il, doit être « simple », « catégorique », mais également « souple », afin « que la masse à qui elle s’adresse puisse avoir l’illusion de penser par elle-même [et] qu’il soit possible dans tous les cas de camoufler l’origine, les buts et les moyens de l’action entreprise ». Le troisième volet, plus directement répressif, prévoit de harceler les mititants nationalistes en combinant des opérations judiciaires, administratives et policières pour les empêcher de se réunir, de se déplacer, d’organiser des meetings ou de diffuser leurs idées - bref, de respirer. De multiples milices, urbaines ou villageoises, sont discrètement mises sur pied par l’administration pour attaquer physiquement les upécistes et leur interdire par la violence toute forme d’activité.
Cette politique ultra-agressive, que l’on pourrait qualifier de « stratégie de la tension » ou de « stratégie du choc», ouvre sans surprise un cycle de violence au Cameroun. Bien conscients du piège que leur tend Roland Pré, les dirigeants de l’UPC appellent leurs partisans à ne pas céder aux provocations. Refusant de se laisser intimider, ils décident de durcir leurs mots d’ordre et de consolider leur organisation interne. Le 22 avril 19558, l’UPC et ses structures sœurs (USCC, UDEFEC et JDC) publient une « Proclamation commune » réclamant l’« indépendance immédiate » du Cameroun. Rompant avec l’idée d’un délai permettant à la métropole de préparer l’accession à l’indépendance, les nationalistes cherchent à éviter d’être pris de vitesse par les réformes institutionnelles apparemment « libérales » que prépare le gouvernement français et qui pourraient séduire - ou duper - une partie de l’opinion publique camerounaise.
Sans surprise, Roland Pré interprète les nouvelles exigences de J’UPC comme une « preuve » supplémentaire de son caractère subversif. Et déploie dans les jours qui suivent un lourd dispositif militaire - dont une partie des effectifs vient d’Abidjan ou de Libreville - dans les « zones sensibles ». C’est dans cette ambiance surchauffée qu’éclate à la mi-mai 1955 une série d’émeutes violentes. Conséquences de l’insatisfaction sociale des populations « indigènes », des provocations continuelles de l’administration et du harcèlement dont sont la cible les milieux contestataires, les affrontements éclatent le 15 mai dans le Mungo, avant de s’étendre dans tout le sud du territoire - Douala, Yaoundé, Sanaga-Maritime, région Bamiléké, etc. -, immédiatement réprimés avec une grande violence par les forces de l’ordre (voir encadré).
Les émeutes de mal 1955
Les émeutes de mai 1955 donnent lieu à une escalade de la violence dans l’affrontement entre UPC et administration, au cours de laquelle, en quetques jours, le harcèlement policier se transforme en véritable répression militaire.
À Mbanga dans le Mungo, une manifestation de l’UPC interdite est dispersée de force par la gendarmerie trois fois de suite, les 15, 16 et 22 mai. Ce dernier jour, les militants ripostent. Suite à de violents affrontements avec les forces de l’ordre, ces dernières procèdent à des arrestations et à des « ratissages » dans les quartiers upécistes de la ville. Conséquence directe de cette répression, les prisons de Nkangsamba le 24 mai et de Loum le lendemain, sont la cible des manifestants. À Lou, la prison est saccagée et les forces de l’ordre tirent sur la foule, causant d’après elles six morts. Trois manifestants sont tués de la même manière le 29 mai à Tombel.
À Douala, les émeutes commencent le 22 mai dans le quartier de New Bell, berceau de l’UPC, lorsque les autorités tentent d’y implanter un parti profrançais, le « Front national ». Sans surprise, cette provocation entraîne des affrontements entre les nationalistes et les deux pelotons de gendarmerie dépêchés sur place. Pour muscler la répression, Roland Pré fait appel deux jours plus tard à des militaires venus de toute l’Afrique française et instaure un couvre-feu. Le lendemain, l’émeute se répand à la prison de New Bell. Avec l’appui de deux pelotons de chars, la répression est terrible : après plusieurs heures de fusillade, le bilan « officiel » fait état de sept morts et une soixantaine de blessés. Dans ce contexte explosif, deux civils européens sont tués dans des circonstances jamais élucidées. Le 27 mai, le siège de l’UPC est incendié, un acte que l’administration impute… à l’UPC elle-même, accusée selon cette thèse invraisemblable de chercher à « ameuter l’opinion publique par un acte spectaculaire ». Les sièges de Bafoussam et Bafang partiront également en fumée. Les troubles gagnent enfin Yaoundé à partir du 26 mai, quand des manifestants saccagent le commissariat central pour en libérer des camarades arrêtés suite à une rixe entre syndicalistes pro- et antiupécistes. C’est alors qu’une « balle égarée » selon l’administration, tirée depuis le commissariat, tue un Africain, indignant les militants qui portent le cadavre aux portes de l’Assemblée territoriale puis le lendemain devant l’hôpital central, où les forces de l’ordre tirent sur la foule et tuent encore trois personnes. Quantité d’affrontements et de règlements de comptes, impliquant les forces de l’ordre ou leurs supplétifs, restent à ce jour mal documentés, si bien qu’il est difficile de dresser un bilan de ces deux semaines d’affrontements, au-delà du bilan officiel de vingt-deux morts, et de celui, plus officieux de cinquante morts et cent cinquante blessés, évoqué dans un rapport confidentiel.