4.5 Mai 1959 : l’ALNK en guerre contre le silence
Après les passes d’armes à la tribune de l’ONU, c’est sur le terrain camerounais que l’affrontement se déplace à nouveau. La direction de l’UPC, qui refuse de baisser les bras malgré la défaite qu’elle vient de subir à New York, tente d’intensifier la lutte et de susciter une crise majeure, seule solution à ses yeux pour rouvrir le dossier camerounais sur la scène internationale. Fermement soutenu par la France et sûr de sa victoire finale, le gouvernement Ahidjo rejette de son côté les propositions de médiation lancées par Sékou Touré et Kwamé Nkrumah. « L’heure est venue, lance-t-il, de châtier sans pitié ceux qui s’obstinent à perpétrer des crimes contre leurs compatriotes et contre la nation elle-même. »
Pour briser le silence qui s’abat sur le Cameroun après le vote de l’ONU, le bureau directeur de l’UPC met sur pied une nouvelle organisation armée, fin mai 1959 : l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK), dont l’état-major est confié à Martin Singap, militant upéciste qui s’était illustré dans les rangs du SDNK dès 1957 (voir supra, chapitre 3). En lien direct avec ses camarades d’Accra et de Conakry, le jeune chef d’état-major restructure tant bien que mal l’organisation militaire upéciste passablement dispersée. Mais alors que le CNO s’est largement délité en Sanaga-Maritime après la mort d’Um Nyobè, c’est en région Bamiléké, dans le Mungo et dans le Wouri, que la nouvelle organisation parvient le plus vite à se structurer.
Inspirée des méthodes algérienne et chinoise, la stratégie de l’ALNK est plus radicale que celle des organisations précédentes. Selon la technique éprouvée par l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne, le but clairement affiché est désormais de s’attaquer directement, violemment et massivement, aux intérêts coloniaux et aux ressortissants français. Dès le début de l’été 1959, les raids, menés par des groupes ou unités composés de dizaines de jeunes gens armés de machettes et de gourdins, se multiplient : à Yaoundé, à Douala, dans le Mungo et dans la région Bamiléké. Les casernes de gendarmerie, les plantations européennes, les missions catholiques, les lieux de loisir fréquentés par Les colons (bars, cinémas, dancings) sont visés, et plusieurs personnes tuées. Cette offensive, qui permet au passage de récupérer des armes, dont l’ALNK manque cruellement, plonge dans la psychose les 17 000 Français résidant au Cameroun.
Les groupes armés s’en prennent aussi à ceux qu’ils appellent les «colons noirs », ces Camerounais qui ont pris le parti des Français. Les attaques contre les « valets », y compris les upécistes ralliés de fraîche date au régime Ahidjo, se multiplient, comme autant d’avertissements lancés à la population. Par la force ou par la peur, les combattants empêchent les populations de collaborer, se ravitaillent chez l’habitant ou « recrutent » des combattants, des infirmiers ou des cuisiniers qu’ils emmènent au maquis. Mais la contrainte n’est pas toujours nécessaire, constate un bulletin de renseignement de l’armée française dès juin 1959, car la « grosse majorité de la population » considère l’UPC « comme un bienfait ». De fait, les impôts réclamés par les autorités peinent à rentrer : ils sont reversés à la « lutte révolutionnaire ».
Le succès de l’ALNK est d’autant plus flagrant que les responsables français sont pris par surprise. Conscients que leur victoire onusienne ne laisserait pas leurs adversaires inactifs, ils ne s’attendaient pas à être confrontés si rapidement à une offensive massive et coordonnée. À leur grand étonnement, la guerre économique, chaudement recommandée par Moumié, se révèle étonnamment efficace : en quelques mois, la production de banane et de café s’effondre, mettant les producteurs européens dans de graves difficultés. Alors que des exactions sont signalées de toutes parts et que la campagne d’attentats prend de l’ampleur, la panique gagne les responsables politiques et militaires français.
Ils sont d’autant plus marris que la situation institutionnelle de l’État autonome du Cameroun, statut transitoire avant l’indépendance, les met dans une position inconfortable. En dépit des accords signés avec Ahidjo, les textes officiels confient à l’État du Cameroun la lourde tâche d’assurer l’ordre public. Le Cameroun, bientôt indépendant, doit gérer ses propres affaires, est-il expliqué. Reste que l’État autonome, qui n’a pas encore de forces armées, demeure totalement dépendant de a France en matière de sécurité. La stratégie consiste donc à mettre Ahidjo sur le devant de la scène et à n’organiser la répression que sous le paravent de son gouvernement. Il faut agir en silence.