2.4 La politique du simulacre : fabriquer une « opposition africaine » à l’UPC

L’opposition systématique à l’UPC devient peu à peu une obsession des responsables français qui cherchent à isoler les nationalistes du reste de la population et à éviter ainsi la dissémination du « virus » de la contestation. Pour ce faire, les autorités administratives dressent d’effarantes listes où chaque notable camerounais - politique, syndical, religieux - est sèchement catalogué : « bon », « assez bon » « francophile », « très francophile », « influent » ; ou, à l’inverse, « douteux », « antifrançais », « médiocre », « peu sûr », « partisan de l’indépendance ». Ces listes dictent la stratégie à adopter. Les Camerounais dociles seront invités à porter publiquement la contradiction aux upécistes, voire à s’opposer à eux physiquement. Les récalcitrants seront incités à rentrer dans le rang, et reçoivent pour cela de généreuses récompenses financières. Quant aux « irrécupérables », ils continueront à subir sans relâche la hargne de l’administration.

La corruption et l’intimidation permettent à l’administration de « retourner » quelques upécistes versatiles et, surtout, de faire émerger une kyrielle de partis politiques camerounais favorables aux intérêts français : l’Évolution sociale camerounaise (FSOCAM), le Rassemblement du peuple camerounais (RPC), la Coordination des indépendants du Cameroun {INDECAM), etc. Conscientes qu’il est plus efficace d’agir sous paravent, les autorités françaises - quand elles ne la créent pas de toutes pièce - appelle une « opposition africaine » à l’UPC.

La particularité de cette « opposition » dont l’unique objectif est de contrer l’UPC, c’est qu’elle récupère, ne les travestissant, les revendications de ses adversaires à mesure que celles-ci progressent dans la société camerounaise. On assiste ainsi à ce qu’on pourrait appeler une politique du simulacre : les mots d’ordre nationalistes sont peu ) peu retournés contre leurs promoteurs. L’article 1 des statuts de l’ESOCAM, fondé en juin 1949, reprend par exemple mot pour mot celui de l’UPC (« Unir et grouper les habitants du Territoire en vue de permettre l’évolution plus rapide des populations et l’élévation de leur standard de vie »). C’est seulement à l’article 2 que les choses diffèrent : il s’agit de « lutter contre toute idée communiste » et de travailler dans un « esprit de loyale collaboration avec les représentants de l’autorité administrante13 ».

Plus révélatrice encore est l’évolution du parti fondé en 1951 par Aujoulat, le Bloc démocratique camerounais (BDC, sorte de jumeau du Bloc démocratique sénégalais de Senghor). Fer de lance de la lutte « anti-communiste », le BDC finira pourtant par faire siens les slogans upécistes. Mais, là encore, en les vidant de leur contenu. Se revendiquant en 195$ d’un « nationalisme camerounais réaliste » opposé à l’« indépendance dans la médiocrité » que revendiquerait l’UPC, le parti d’Aujoulat explique : « [Le] nationalisme est non seulement permis, mais il est sain. Il nous conduit à souhaiter, non pas cette indépendance trompeuse parce qu’elle risque d’être vide, mais une indépendance plus sûre : l’autonomie. »

Comme par magie, ces partis profrançais, qui sont pour la plupart des coquilles vides et parviennent rarement à recruter au-delà de leurs cercles ethniques à d’origine, remportent toutes les élections et empêchent par conséquent les candidats de l’UPC, pourtant bien plus populaires, d’accéder à l’Assemblée territoriale du Cameroun (ATCAM). Il faut dire que la fraude électorale, vieille habitude coloniale, tourne à plein régime au Cameroun. Comme ses collègues, Guy Georgy, l’homme qui harcèle Félix Moumié dans le Nord du territoire, favorise les « candidats administratifs ». C’est lui, comme il le raconte dans ses mémoires, qui lance dès 1947 la carrière politique d’Ahmadou Ahidjo, alors simple agent des PTT de vingt-trois ans, en le faisant élire à l’Assemblée territoriale. « On avait quasiment fait voter pour lui, en mettant des paquets de bulletins dans les urnes, se souvient-il. Mais c’était pour la bonne cause. » Sa francophilie ne se démentant pas, Ahidjo deviendra en mai 1960 le premier président de la République du Cameroun (voir infra, chapitre 4).

Pour les autorités françaises de la IVe République, essentiellement guidées par la défense de leurs intérêts économiques et géopolitiques (voir encadré), les élites cooptées servent également de faire-valoir et de parefeu antiupécistes auprès des instances internationales. À chaque « mission de visite » de l’ONU au Cameroun, ce sont elles qui, en tant qu’« élus du peuple », sont désignées comme interlocutrices aux inspecteurs internationaux. Alors que les manifestants nationalistes sont soigneusement tenus à l’écart dans les rues adjacentes, quand ils ne se font pas brutalement bastonner, les édiles « francophiles » expliquent à leurs visiteurs combien les Camerounais sont satisfaits du sort que leur réserve l’administration coloniale. Et ce sont les mêmes qui, envoyés à New York sur le budget de l’administration, donnent la réplique à Um Nyobè chaque fois que celui-ci est auditionné par le Conseil de tutelle.

Les intérêts économiques et géopolitiques de la France au Cameroun dans les années 1950
Pourquoi la France s’accroche-t-elle à ce point au Cameroun dans les années 1950? Elle y détient alors d’importants intérêts économiques, militaires et stratégiques. Sur le plan économique, les quelques milliers de colons contrôlent toutes les manettes du « Cameroun utile », entre la région Bamiléké et Yaoundé, en passant par Douala et le littoral : les terres les plus fertiles, l’exploitation de l’huile de palme, du caoutchouc, de la banane, du cacao, du café, du bois tropical et des métaux précieux. Grâce au travail forcé, autorisé jusqu’en 1946, mais qui perdure ensuite, les titulaires des plus grandes concessions bénéficient d’une main-d’œuvre bon marché et de débouchés assurés vers la métropole. Cet attrait est renforcé, quelques années avant l’indépendance, quand sont découverts au Cameroun de prometteurs gisements d’uranium et de pétrole dans l’estuaire du Wouri. Les intérêts français sont avant tout ceux de certaines grandes compagnies privées, comme la Société agricole et forestière agricole (SAFA) qui exploite la Plantation d’hévéas de Dizangue, la Compagnie française du développement des textiles (CFDT) qui cultive le coton au Nord-Cameroun, ou encore la société Alucam qui produit de l’alumine à partir de l’hydroélectricité (négociée à un prix très avantageux) issue de la centrale d’Édéa. Outre ses richesses naturelles, le Cameroun dispose d’un attrait économique lié au port de Douala, carrefour commercial de l’Afrique centrale, « Il ne faut Pas oublier que la position de la France au Cameroun conditionne la position de la France dans toute l’Afrique centrale, souligne un rapport de la Direction des affaires économiques et du Plan du ministère de la France d’Outre-mer en décembre 1950. Il est certain que celui qui tient Douala et le Cameroun tient économiquement l’Oubangui-Charl [actuelle Centrafrique] et le Tchad. »
Les intérêts français sont également militaires et géostratégiques. Depuis que le général de Gaulle et le colonel Leclerc ont reconquis l’Afrique coloniale française depuis le Tchad et le Cameroun avant de remonter vers la métropole en vainqueurs, les territoires africains sont perçus comme une base de repli stratégique en cas de troubles en Europe. Voire en cas d’attaque nucléaire. Après la Seconde Guerre mondiale, c’est principalement grâce à son empire que la France reste considérée comme une grande puissance. Avec la perte de Indochine puis la contestation en Algérie, la mainmise sur une douzaine de pays d’Afrique subsaharienne est son dernier atout majeur. L’affranchissement du Cameroun, comme de n’importe lequel de ces territoires, serait susceptible d’inspirer les autres peuples. Cet effet domino s’est d’ailleurs vérifié avec la vague des indépendances de l’année 1960 octroyées en quelques mois seulement.


  1. TODO↩︎