3.8 À l’Ouest, « comme en Algérie »
Parallèlement à la « Pacification » de la Sanaga-Maritime, Pierre Messmer initie la répression des nationalistes dans la région Bamiléké, communément appelée Ouest-Cameroun. Dans les semaines qui suivent la création du SDN, rebaptisé Sinistre de la défense nationaie du Kamerun (SDNK) en octobre 1957, les attaques antifrançaises se multiplient et se propagent dans toute la région et dans le Mungo voisin. Sans reproduire un dispositif comparable à la ZOPAC, Messmer engage une violente campagne de répression dont il confie la direction à un homme de confiance qui fut son collègue au ministère de la France d’outre-mer ; Maurice Delauney (1919-2009).
Chef administratif de la région Bamiléké de juin 1956 à décembre 1958, Delauney s’appuie sur une série d’hommes à poigne, préalablement initiés aux techniques de « guerre révolutionnaire ». C’est le cas par exemple de son conseiller militaire, le lieutenant Bonaventure Escoffet. Passé par l’Indochine, ce dernier a été formé dans ce qui fait alors office de temple de la DGR : le Centre militaire d’information et de spécialisation pour l’outre-mer (CMISOM), dirigé par le colonel Lacheroy. Là, Escoffet a croisé un autre adjoint de Delauney : le jeune Samuel Kamé. Originaire de la très sensible chefferie de Baham, Kamé fait partie de la première génération de Camerounais qui, après la Seconde Guerre mondiale, a fait ses études en métropole, notamment à Sciences Po Paris et à l’École nationale de la France d‘Outre-mer (ENFOM). Spécialiste de la délicate question des chefferies bamiléké, il aide les administrateurs français à comprendre le système politique local et les moyens de le manipuler. Ne disposant pas des mêmes moyens que Lamberton, les hommes de Delauney délèguent une partie du travail aux chefs et à leurs serviteurs, les tchindas, auxquels ils donnent carte blanche pour régler leurs comptes avec leurs adversaires locaux. À l’instar de Joseph Kamga, chef de Bandjoun, ces chefs loyalistes engagés dans une lutte à mort avec les rebelles lient ainsi leur destin à la France. Les chefs opposés à la France ou considérés simplement comme «trop mous » subissent à l’inverse les foudres de la répression. C’est le cas par exemple du chef nationaliste de Bamendijou, Jean Rameau Sokoudjou, dont la chefferie sera occupée entre novembre 1957 et juin 1958, et dont les femmes seront violées sous ses yeux par des soldats camerounais (sous commandement français).
Viols, pillages, incendies, meurtres, émasculations, exécutions publiques… La liste est longue des exactions commises dans le cadre de cette « guerre civile bamiléké » orchestrée par les autorités françaises. Une guerre d’autant plus trouble que les « camps » en présence sont moins nettement tracés qu’en Sanaga-Maritime. Certains chefs changeant d’allégeance en fonction des circonstances, certains maquis étant manifestement infiltrés et parfois secrètement retournés par leurs adversaires, les populations se réfugient dans un profond mutisme, ce qui ne manque pas de faire enrager les autorités françaises obnubilées par le « renseignement ».
Comme en Sanaga-Maritime, La torture occupe une place de choix dans l’arsenal des « forces de l’ordre ». Français où Camerounais, les témoins étaient encore nombreux qui pouvaient raconter, quand nous avons conduit notre enquête un demi-siècle plus tard, les techniques utilisées à l’époque : balançoire, baignoire, gégène, etc. « Delauney, sa méthode, c’était la répression à tout va, nous à par exemple expliqué en 2009 un administrateur colonial qui travaillait dans la région en 1957. Vous arrêtez les gens, vous les faites parler, et c’est interminable, comme en Algérie… »
Un recours systématique à la torture
Éminent professeur de littérature aux États-Unis, Ambroise Kom avait une dizaine d’années, en 1959, quand l’armée française est venue Occuper le dispensaire à Batié où travailiait son oncle infirmier. « L’armée ramenait des résistants au poste et les opérations d’extorsion d’informations se faisaient en plein air, nous a-t-il expliqué lorsque nous l’avons rencontré en 2011. La torture se faisait en plein air. C’est là pour la première fois que j’ai vu la balançoire : deux piquets dans Le sol et une barre transversale qui permettait d’accrocher le sujet, avec les pieds et les mains attachés. Je crois qu’on lui versait quelque chose qui ressemblait à de l’essence dans le nez, et on le faisait tourner. Ça permettait à l’armée d’extorquer un certain nombre d’aveux ou de renseignements. On voyait cela très fréquemment, pratiquement au quotidien. Chaque fois que larmée ramenait quelqu’un, il fallait passer à cette expérience-là. »
La torture, pratiquée par les forces de l’ordre franco-camerounaïises, a été omniprésente tout au long de la guerre du Cameroun. Tous les « chefs rebelles » passés entre leurs mains l’ont subie. Ainsi, l’ex-chef rebelle du Centre, Henri Tamo, a été torturé à Yaoundé en 1957 : il a été soumis à la simulation de noyade, frappé à coups de chaîne de vélo, dont on distinguait encore les marques sur son corps quand nous l’avons rencontré cinquante ans plus tard. Arrêté à Sangmélima à l’été 1959 et envoyé à Yaoundé également, un de ses proches, le secrétaire général de l’état-major du Territoire militaire du Centre (TMC), la branche du CNO dans la région de Yaoundé, Samuel Zeze, a connu pire encore, comme il nous l’a raconté en 2007 : « On vous attache comme ça, un bâton ici. Ça fait extrêmement mal. Et en même temps, on branche un fil électrique, on te dit : “si tu avoues, on te fait descendre, sinon fu vas mourir là.” J’ai connu deux personnes au camp Yayap, qui n’étaient même pas des upécistes, mais qui sont dans la tombe aujourd’hui. »
La succession des témoignages montre la multiplicité des actes de torture, mais ne prouve pas à elle seule la volonté politique d’y recourir systémetiquement. C’est en cela que les souvenirs de l’ancien magistrat français Tean-Paul Marti, président en 1959 du tribunal de Nkongsamba, capitale du Mungo, sont instructifs. Des gendarmes lui livrent alors un agent de liaison de l’UPC, nous a-t-il relaté en 2008 à Paris: « Je me suis aperçu qu’il avait été torturé par ce qui paraissait être deux gendarmes français de la région. Dans mon cabinet, ce jeune homme m’a montré ses cicatrices de cigarette sur le torse et sur le dos. Il m’a dit que deux brigadiers français l’avaient fait parler à l’aide de la gégène. » Décidé à ouvrir une information contre X, il subit les pressions du capitaine des gendarmes du Cameroun Georges Maîtrier et finit par être expulsé du Territoire par le directeur de cabinet - français - du Premier ministre Ahidjo. En empêchent la justice coloniale d’enquêter sur un acte de torture avéré, les hautes autorités politiques et militaires attestaient ainsi qu’il s’agissait d’abard d’occulter le caractère systématique de cette pratique.
La torture, qui se pratique à huis clos où à ciel ouvert, dans la cour des chefferies ou devant les postes de gendarmerie, est parfaitement acceptée par les autorités. Spécialiste de la question, le commandant français de l’escadron de gendarmerie de Dschang, Georges Maîtrier, sera ainsi félicité par sa hiérarchie après quelques mois d’opération pour avoir mis hors d’état de nuire « plusieurs centaines de hors-la-loi » et «dirigé une luite sans merci contre les éléments subversifs » de la région.
Comme en Algérie, où l’armée prend au même moment l’habitude de jeter les rebelles dans la mer depuis un hélicoptère (les fameuses « crevettes Bigeard »), les « disparitions forcées » se multiplient également à l’Ouest-Cameroun. Les gigantesques chutes d’eau qui caractérisent cette région vallonnée servent ainsi de tombeaux géants : la nuit, les gendarmes français se débarrassent de leurs ennemis en les jetant vivants dans la cascade. Trop vivants parfois, comme s’en apercevra, le 12 septembre 1959, le gendarme français André Houtarde, emporté par sa victime au moment de la précipiter dans les immenses chutes de la Métché au nord-ouest de Bafoussam…
Les « hors-la-loi » qui ne périssent pas sous la torture, sous les balles ou dans les chutes d’eau sont gardés dans un camp d’internement non officiel installé en avril 1958 près de Bangou. Jugeant le droit colonial trop laxiste, Delauney décide en effet d’interner secrètement tous ceux qui selon fui se rendaient « complices » des insurgés. « [Dans ce camp], j’avais peut-être sept cents à huit cents types qui étaient incarcérés, qui sont restés pendant pas mal de temps, expliquera-t-il en 2005, quelques années avant sa mort. Moi, vous savez, j’avais été prisonnier en Allemagne pendant quelque temps, je savais comment ça se passait! Alors j’avais fait un camp, avec des barbelés, avec des miradors… »