6.4 « Un encadrement rationnel des masses »

Combattant militairement la rébellion, ayant anéanti l’opposition et réduit au silence les journalistes, ayant en somme rendu toute contestation illégale, le pouvoir camerounais transforme progressivement le parti au pouvoir, directement piloté par la présidence lui aussi, en parti unique. L’Union nationale camerounaise (UNC), qui remplace l’Union camerounaise en 1966, vient ainsi compléter l’arsenal répressif du régime.

Car l’UNC n’est pas un parti politique au sens traditionnel du terme. S’inspirant explicitement des méthodes fascistes, structurée sur un mode ultra-hiérarchique et composée de multiples unités de nature paramilitaire, elle permet de quadriller le territoire, de surveiller les habitants, de promouvoir les méritants et de sanctionner les hésitants. Seule formation politique autorisée à partir de 1966, l’UNC vient peu à peu doubler l’appareil d’État et permet aux idéologues du régime de resserrer leur emprise sur les hiérarchies administratives et sécuritaires qu’ils jugent toujours trop lâches. « La structure du parti national de l’UNC permet un encadrement rationnel des masses, se réjouit le capitaine Henri-Marcel Meno au cours du stage d’action psychologique organisé à Nkongsamba en 1967. Les différentes hiérarchies du parti offrent des possibilités illimitées dans le domaine de l’organisation. Ainsi, nous pourrons dominer la population et, en temps voulu, la militariser. »

Tel est bien l’objectif poursuivi par le régime camerounais : pour obtenir l’« assainissement de la population », selon l’expression utilisée par une instruction présidentielle, it faut la « mobiliser », au sens militaire du terme. Surveiilés, contrôlés, enrégimentés, les Camerounais sont chaque jour incités à prouver leur loyalisme, à renouveler leur allégeance indéfectible au parti et à chanter les louanges du président, qualifié de « père de la nation », dont le culte est savamment orchestré. Invités à collaborer activement avec les forces de l’ordre et à diffuser les mots d’ordre du parti unique, ils sont sommés de dénoncer les moindres comportements ambigus. Le mutisme étant en lui-même considéré comme suspect, la délation devient peu à peu la marque ultime du patriotisme en même temps qu’elle nourrit les dossiers du SEDOC (rebaptisé en 1969 Direction des études et de la documentation, DIRDOC).

Les politiques économiques répondent également à cette exigence de mobilisation générale : il faut, proclame la propagande officielle, gagner la « bataille du développement ». Et, là encore, le peuple camerounais, jugé trop « arriéré » et « indolent », ou manquant d’« ardeur au travail », est regardé avec suspicion par les barons du régime. Lesquels ne tardent pas à se saisir des « armes psychologiques » dont ils sont devenus des adeptes inconditionnels pour stimuler les énergies. Les déclarations d’Ahmadou Ahidjo lors de l’inauguration en 1967 d’un « Village pionnier », construit avec le renfort de l’armée sur le modèle des kibboutz israéliens, résume assez bien la philosophie du régime : « Jeunesse engagée, jeunesse encadrée, jeunesse trempée à l’idéologie du parti plaçant le développement, la construction nationale au cœur de son programme, c’est elle qui doit être l’apôtre de cette mutation psychologique de retour à la terre, de l’amour du travail ; c’est elle qui doit la stimuler, la promouvoir, la propager.» Le même discours est décliné devant toutes les catégories de citoyens (femmes, personnes âgées, écoliers, soldats, planteurs, commerçants, etc). Lesquels, faut-il le préciser, votent en masse, à chaque « élection 5 systématiquement truquée, pour le candidat du parti unique. Lors de l’élection présidentielle de mars 1965, Ahmadou Ahidjo est ainsi réélu avec 100 % des suffrages exprimés. Un score qu’il parviendra à égaler en 1970, 1975 et en 1980, avec un taux de participation dépassant à chaque fois les 99 %…

Ainsi, alors que la « rébellion » disparaît presque complètement des discours officiels, les techniques instaurées à la fin des années 1950 pour l’éradiquer ne cessent d’être étendues au reste de la population. À la fin des années 1960, la guerre est devenue permanente, généralisée et institutionnalisée. Lorsqu’en 1966 quelques upécistes exilés profitent de l’instauration d’un régime marxiste au Congo-Brazzaville pour tenter une incursion militaire dans le sud du Cameroun, c’est dans un silence total qu’ils se font écraser par l’armée camerounaise. Le silence sera certes temporairement brisé lorsque Ernest Ouandié sera à son tour arrêté, en août 1970. Mais c’est surtout parce qu’un évêque catholique, Mgr Albert Ndongmo (1926-1992), sera accusé de l’avoir aidé que l’affaire sera portée à la connaissance du public international (voir encadré). Les rares observateurs étrangers qui suivent encore l’actualité camerounaise découvriront à cette occasion, non sans étonnement, que la résistance armée n’avait jamais cessé depuis plus d’une décennie.

1970-1971 : l’affaire Ndongmo-Ouandié
Le 18 août 1970, Ernest Ouandié, chef du maquis nationaliste depuis 1961 et dernier grand leader indépendantiste dans la clandestinité, est arrêté. Cet événement, qui marque la fin de toute perspective insurrectionnelle au Cameroun, s’explique par la rencontre de deux stratégies : celle d’Ouandié et de ses soutiens, d’une part, qui cherchent une porte de sortie du maquis ; et celle du régime, d’autre part, qui essaie de le localiser. Au milieu de cette course de vitesse, Mgr Ndongmo, l’énigmatique évêque de Nkongsamba (Mungo), joue un rôle central.
Depuis 1965, le régime d’Ahidjo a secrètement missionné Ndongmo pour négocier avec Ouandié son ralliement. Sans succès, puisque la rencontre entre les deux hommes en 1966 aboutit plutôt à rallier l’évêque frondeur au chef maquisard. Dans le collimateur des autorités, qui le soupçonnent de fomenter un coup d’État, Ndongmo est alors approché par un groupe d’anticolonialistes internationalistes, le réseau Solidarité, animé par ie militant communiste égyptien Henri Curiel (1914-1978). Solidarité ambitionne d’exfiltrer Ouandié, isolé et sans perspective au maquis, pour continuer la lutte pacifiquement en exil. Pour y parvenir, le réseau met en relation Mgr Néongmo et les upécistes en exil à Alger. Solidarité envoie même des hommes dans la région anglophone du Cameroun pour organiser l’opération visant à faire passer Ouandié par le Nigéria pour rejoindre la Suisse. Mais Ndongmo, surveillé de près par les forces de l’ordre, conduit malgré lui les militaires sur les traces d’Ouandié. Convoqué en urgence par le Vatican, Ndongmo disparaît au moment même où il devait transférer Ouandié aux hommes de Solidarité. Abandonné par l’évêque, le chef insurgé est obligé de se rendre aux autorités camerounaises. Malgré les menaces, Ndongmo retourne au Cameroun après son entretien au Vatican et se fait arrêter à la descente de l’avion.
Les deux hommes étant originaires de l’Ouest, l’affaire Ndongmo-Ouandié tourne à la chasse au « complot bamiléké ». Au cours de l’instruction, des dizaines de personnalités de tous horizons, y compris des caciques du régime, sont soupçonnées d’avoir participé à un imaginaire coup d’État, arrêtées et soumises à la torture. Après la diffusion à la radio d’« aveux » extorqués, Ouandié, Ndongmo et quelques autres sont jugés et condamnés à la peine capitale. Malgré une mobilisation internationale lancée par les militants de Solidarité, Ouandié est fusillé sur la place publique de Bafoussam le 15 janvier 1971 aux côtés de deux camarades. Mgr Ndongmo, quant à lui, voit sa peine commuée en réclusion à perpétuité et passera, comme d’autres « suspects », condamnés ou non, de longues années dans de sinistres «camps d’internement administratif ».
Cette mascarade judiciaire remet un moment la dictature camerounaise en lumière38. Elle pousse le célèbre écrivain camerounais Mongo Beti, installé en France, à publier en 1972 un livre à charge contre le régime d’Ahidjo et ce qu’il appelle la « mafia foccartiste ». Main basse sur le Cameroun, publié par François Maspero, est aussitôt interdit et ses exemplaires saisis. Il ne sera autorisé en France qu’en 1977.

Mais tout revient rapidement à la « normale ». Trois semaines seulement après l’exécution publique d’Ouandié, le 15 janvier 1971, sur la place de Bafoussam, et alors que Mgr Ndongmo est expédié dans le centre de rééducation civique de Tcholliré, au Nord-Cameroun, le président français Georges Pompidou, en tournée africaine, se rend à Yaoundé en visite officielle. Et lorsqu’un journaliste camerounais lui demande, au cours de sa conférence de presse, pourquoi la France n’adopte pas elle aussi un système à parti unique, il s’autorise un peu d’humour. « Je n’ai peut-être pas l’autorité du président Ahidjo, par conséquent ma réussite n’est peut-être pas totale ! », s’amuse-t-il sous l’œil vigilant de Jacques Foccart. Et Pompidou de compléter avec cette pirouette rhétorique : « Pour être sérieux, je crois qu’on ne peut pas envisager un gouvernement - un gouvernement démocratique tel que je l’entends, c’est-à-dire respectueux du droit des individus — de la même manière partout39. »


  1. TODO↩︎

  2. TODO↩︎