5.5 L’annexion du Cameroun occidental

Pendant que « les Bamiléké » sont décrits comme des ennemis intérieurs, et commencent effectivement à être perçus comme tels par une partie des dirigeants camerounais, les responsables français, eux, se préoccupent surtout de leurs vrais adversaires : les puissances concurrentes à l’échelle internationale. Parmi elles figurent bien sûr les puissances communistes, soupçonnées de vouloir prendre pied dans l’Afrique décolonisée. Mais, au-delà des propagandes antibamiléké et anticommuniste, les Français ont des rivaux moins officiels : les Britanniques, concurrents historiques de la puissance française sur le continent, et, derrière eux, les Américains, regardés avec soupçon par le régime gaulliste. C’est aussi dans ce jeu géostratégique plus global qu’il faut analyser le conflit camerounais.

Car le Cameroun, par son histoire et sa position géographique, est au cœur de ces préoccupations. Il suffit d’étudier les archives britanniques et françaises de cette période pour comprendre que les relations entre Londres et Paris sont loin d’être sereines lorsqu’il est question du Cameroun. Du côté des Britanniques, on se méfie de cette France qui prétend décoloniser sans le faire et qui cherche constamment à leur imposer ses vues. Côté français, on ne décolère pas contre le « laxisme » des Britanniques, accusés de laisser les « terroristes » de l’ALNK utiliser la zone britannique comme base arrière pour lancer leurs offensives dans le Mungo et en région Bamiléké. Derrière cette mollesse, croit-on savoir à Paris, les Britanniques, qui ambitionnent d’intégrer les Cameroons dans la vaste entité nigériane comme ils l’ont fait avec l’ex-Togo britannique, avalé par le Ghana, ne cherchent qu’à dominer économiquement le continent. Les remontrances françaises confinent à certains moments à la paranoïa, obligeant les Anglais à répéter à leurs homologues français qu’ils ne « pilotent » pas Kwamé Nkrumah, pas plus que les Américains ne contrôlent la Guinée de Sékou Touré.

Bien que les autorités anglaises resserrent leur surveillance sur les milieux upécistes dans leur zone, les tensions franco-britanniques restent vives au moment où les électeurs des British Cameroons sont appelés aux urnes, le 11 février 1961, pour choisir leur destin. Deux référendums distincts sont organisés ce jour-là, donnant deux résultats opposés. L’option indépendance étant exclue de facto, les électeurs du Northern Cameroon choisissent le rattachement au Nigéria (qui deviendra indépendant le 1er octobre) ; ceux du Southern Cameroon optent pour l’intégration dans Fex-Cameroun français (auquel il sera rattaché à la même date).

Pour le jeune pouvoir camerounais, en mal de légitimité nationaliste, la bataille de la réunification est une aubaine. Après s’être faits les champions d’un Cameroun « indépendant et réunifié » pendant la campagne référendaire, Ahidjo et ses comparses crient au trucage des résultats électoraux dans le Northern Cameroon, décrètent un jour de deuil national et déposent un recours devant les instances internationales (sans succès). Il faut dire que cette réunification partielle met le régime de Yaoundé dans l’embarras : il voit se rapprocher les 800 000 habitants du Southern Cameroon, assimilés aux Bamiléké dont ils sont frontaliers, sans que cela soit compensé par le renfort des habitants du Northern Cameroon, à peu près aussi nombreux, qui étaient perçus comme « naturellement » acquis au président camerounais, originaire lui aussi du Cameroun septentrional. Mais Ahidjo se rattrape rapidement : il impose à ses nouveaux compatriotes anglophones une Constitution d’apparence fédérale, où les représentants de l’ex-Cameroun britannique devraient en théorie avoir leur mot à dire, mais où le pouvoir réel n’appartient en fait qu’au seul « président fédéral ». Officiellement absents des négociations, les Français ont à nouveau joué en coulisse un rôle important dans ce tour de passe-passe. « J’avais prévu un truc vicieux avec un président fédéral doté de tous les pouvoirs », nous a relaté en 2008 Jacques Rousseau, le conseiller juridique d’Ahidjo, en racontant comment ses équipes auraient roulé leurs interlocuteurs anglophones : « Dans ces pays, mieux vaut un seul potentat que plusieurs : le despotisme éclairé en quelque sorte. » Investie par les forces militaires franco-camerounaises dès le 1e octobre 1961, la région anglophone du Cameroun réunifié comprend immédiatement avec quelle « lumière » ce despatisme s’exerce (voir encadré)…

Le « contrôle français » sur le Cameroun, vu par les Britanniques en 1963
« Les Français ont, avec un remarquable succès, exorcisé l’état d’esprit nationaliste en accordant l’indépendance politique, tout en continuant à tirer toutes les ficelles du pouvoir. Les décisions politiques, bien que prises par des Camerounais, continuent de refléter la dépendance presque totale du pays envers la France, sur les plans économique, financier, commercial, culturel et militaire. » Cette dénonciation implacable du néocelonialisme français au Cameroun n’est pas issue d’un tract d’opposants en exil mais d’un rapport confidentiel de l’ambassade du Royaume-Uni au Cameroun, daté du 26 avril 196334.
« L’influence française en coulisse est puissante », décrypte-t-il. « L’assistance militaire française», tout d’abord, « est indispensable ». « L’armée camerounaise et la gendarmerie sont toutes deux commandées par des colonels français et comptent plus de deux cents officiers français, sans compter les plus de 1 000 hommes de l’armée française présents au Cameroun. » En cas de danger, « l’état-major de la mission militaire française a le pouvoir, en vertu d’un accord militaire, de prendre le commandement de toutes les forces françaises et camerounaises du pays ».
Le rapport dépeint une économie entièrement entre les mains de son ex-métropole. « La vie commerciale du Cameroun oriental cesserait d’exister sans les Français», comme le montre la dépendance commerciale du Cameroun pour ses échanges extérieurs : « La France fournit 58 % des importations camerounaises et absorbe 62 % de ses exportations. » Au final, «la France se montre généreuse dans son aide, mais en retire autant que ce qu’elle donne, sinon plus, sous forme d’enrichissement privé ou de profits ».
La mainmise est aussi culturelle, à tel point que la plupart des élites camerounaises, éduquées en France, sont décrites comme « des Français à la peau noire ». Les épreuves du brevet ou baccalauréat sont définies en France, si bien que les élèves camerounals sont interrogés sur « Le printemps », dans un pays tropical qui ne connaît pas cette saison…
L’imposition d’un tel modèle, centralisé, autoritaire, inégalitaire et au final coupé des réalités camerounaises, présente « des risques politiques à long terme », selon l’auteur de la note, qui pointe en particulier « l’encouragement à la création d’une classe de politiciens et de fonctionnaires très bien payés qui vivent très loin et hors d’atteinte de la majorité de la population ».


  1. TODO↩︎