4.6 Un « système camouflé » de répression

Plus entouré que jamais par ses conseillers français, le Premier ministre camerounais renforce l’arsenal sécuritaire du jeune État camerounais. Et il n’y va pas de main morte. Avant même que l’ALNK ne lance son offensive, il prend une série de mesures ultrarépressives permettant de faire taire préventivement quiconque souhaiterait « compromettre l’ordre public » : les publications sont soumises à la censure préalable, les réunions et rassemblements publics sont interdits, un laissez-passer est institué qui restreint la liberté de circulation, les gardes à vue sont arbitrairement prolongées et des cours criminelles spéciales aux compétences très étendues sont mises sur pied. Pour couronner le tout, l’« état d’alerte » est instauré dans toute la partie sud du pays. L’État de droit auquel Ahidjo avait promis de se conformer à la tribune de l’ONU est réduit à néant.

Pendant que ces mesures entrent en vigueur, à l’été 1959, les militaires français organisent la répression de l’ALNK et de ses soutiens supposés. Mais il s’agit là encore d’agir discrètement, en se servant des forces dépendant théoriquement du gouvernement camerounais comme d’un « camouflage ». Le mot est utilisé sur un document rédigé par le commandant militaire des Forces françaises au Cameroun. Conformément aux textes en vigueur, celui-ci évoque une « coordination permanente » entre Français et Camerounais. Mais son supérieur, le général Louis Le Puloch, commandant des forces de la ZOM n° 2 (AEF), le corrige rageusement dans la marge : « Pas de “coordination” mais un système camouflé [souligné par Le Puloch] de commandement. » C’est donc dans la plus grande discrétion que la hiérarchie militaire française fait venir d’AEF sept compagnies d’infanterie et dix pelotons de gendarmerie supplémentaires entre juillet et octobre 1959.

Plus encore qu’en Sanaga-Maritime, du temps de la ZOPAC, c’est sur les populations civiles que l’armée française s’appuie pour « châtier » les insurgés. Chargés sur des camions, des haut-parleurs sont promenés dans toute la région Bamiléké pour mobiliser les populations. Lassés de dépendre de chefs locaux hésitants ou versatiles, les responsables français enrégimentent les villageois par milliers et placent ces milices sous leur contrôle direct pour mieux « ratisser » les champs et les montagnes « pourries » par la rébellion. « Un partisan tous les cinq mètres et un militaire tous les quarante- cinq mètres », ordonne un officier à l’occasion d’une de ces opérations, qui mobilise en septembre 1959 pas moins de 13 000 personnes, « animé[e]s du désir de tout détruire et tuer sur leur passage », comme s’en félicite le bulletin de renseignement militaire. La terreur se répand dans la région Bamiléké. Les villages bouclés, des centaines de cases sont incendiées, des femmes violées. Et les «suspects» méthodiquement torturés. Dans les grandes villes, notamment à Douala, les rafles deviennent quotidiennes. Mettant en application les propositions du chef de région du Wouri de 1955, les « subversifs » bassa ou bamiléké sont mis dans des trains et « refoulés » de force dans leurs régions d’origine, où ils renforcent et animent le mouvement nationaliste.

Grâce aux cours criminelles spéciales, tout juste instituées, la machine judiciaire s’emballe. Des centaines d’accusés défilent, le visage tuméfié, devant des magistrats — français — qui les expédient au cachot, ou au poteau. Les autorités expérimentent en effet une nouvelle méthode pour maintenir leur « emprise psychologique » sur les populations : les exécutions publiques. Le 10 juillet 1959, cinq importants « chefs de bande », parmi lesquels Pierre Simo, l’ancien chef du SDNK livré quelques mois plus tôt par les autorités britanniques, sont fusillés sur la place du marché de Bafoussam. Les populations, rameutées en masse par haut-parleur, sont contraintes de défiler devant les cadavres. Mais la technique, contradictoire avec le principe de répression « camouflée », est provisoirement abandonnée. En revanche, les disparitions forcées se multiplient : dans la nuit, des « suspects » sont jetés vivants dans les immenses chutes d’eau de la région Bamiléké (voir supra, chapitre 3).

De telles méthodes ne sont bien sûr pas sans effet sur les populations, sommées de choisir leur camp. Malgré l’intense campagne d’action psychologique, elles s’enfoncent dans un mutisme qui inquiète d’autant plus les responsables français que l’ennemi paraît insaisissable. De paisibles paysans qui cultivent leurs champs le jour rejoignent, la nuit, les groupes rebelles. Pire encore, ce sont les femmes et les enfants qui participent à la lutte : un jour en passant des messages au maquis, le lendemain en se rassemblant sur les places des marchés pour harceler les forces de l’ordre (voir encadré).

Les femmes camerounaises dans la guerre

Comme souvent, l’histoire classique regorge de protagonistes masculins et laisse une part congrue aux femmes. Le mouvement nationaliste camerounais a pourtant été animé par de nombreuses militantes, souvent restées injustement dans l’anonymat27. L’UPC a en effet intégré à sa dynamique des catégories sociales marginalisées, au premier rang desquelles les jeunes et les femmes. Ces dernières étaient notamment structurées au sein de l’Union des femmes camerounaises (UDEFEC), créée en 1954 en réaction à la marginalisation des comités féminins existant au sein même de l’UPC. L’UDEFEC ne se définit pas comme « féministe » mais elle a contribué à remettre en question les places subalternes généralement assignées aux femmes par les autorités coloniales et traditionnelles28.
Souvent emmenées par les épouses des leaders de l’UPC, comme Marthe Moumié ou Marthe Ouandié, les mititantes nationalistes contribuent fortement à l’implantation du mouvement et à sa communication en direction de l’ONU, à laquelle elles adressent d’innombrables pétitions. Une fois la guerre déclenchée, les femmes jouent un rôle majeur au sein des maquis et en appui à la rébellion, pour le ravitaillement en vivres, argent et munitions, et la transmission des renseignements. Les combattantes de l’UPC s’affrontent parfois directement aux forces de l’ordre. « L’adversaire peut être composé de foules de femmes s’élevant à plusieurs milliers, en particulier sur les marchés », constatent ainsi les militaires français.
Face aux « meutes féminines s’opposant par le nombre aux forces de l’ordre », dénoncées par un officier de renseignement en 1959, la répression est sévère. En octobre 1959, devant huit cents femmes rassemblées sur le terraln d’aviation de Bafoussam, le chef de brigade de gendarmerie ouvre le feu et tue trois manifestantes pour dégager sa Jeep… Comme dans la plupart des guerres, les femmes sont aussi victimes de représailles. Elles subissent les agressions et viols visant les chefferies opposées au régime, ou sont soumises à la torture comme ce fût le cas par exemple au moment de la traque d’Um Nyobè.
Dans la guerre psychologique menée par le gouvernement camerounais, certaines femmes servent la propagande officielle. C’est le cas dans les années 1960 de l’épouse du président, Germaine Ahidjo, qui se déplace en personne pour réclamer «le retour au calme [qui] est la condition essentielle pour le développement » et ramener les femmes « égarées » vers les structures féminines du parti au pouvoir, comme l’Organisation des femmes de l’Union camerounaise (OFUC), créée en 1965. Citons également Julienne Keutcha, députée à l’Assemblée nationale à partir de 1960 et épouse du secrétaire d’État Jean Keutcha, qui arpente la région Bamiléké pour relayer les mots d’ordre du régime.
Parce qu’il est rarement mentionné dans les archives et souvent sous-estimé par les historiens, le rôle pourtant essentiel des femmes au cours de la guerre du Cameroun reste encore mal documenté. C’est sans doute pour cette raison que des écrivains et écrivaines tentent aujourd’hui de leur redonner, parfois de façon romanesque, la place qu’elles méritent dans cette histoire29.

Dans leurs rapports internes de l’été et de l’automne 1959, les militaires français s’alarment de voir des zones entières, peuplées par des dizaines, voire des centaines, de milliers de personnes, passer sous la coupe des insurgés. Sur les cartes d’état-major, les «zones rebelles » s’élargissent de semaine en semaine, les Français n’étant bientôt plus maîtres, en région Bamiléké et dans le Mungo, que des routes et des centres urbains. Même en Sanaga-Maritime, soigneusement « nettoyée » dans les mois précédents, des maquis réapparaissent. Sans hésiter à forcer le trait, Moumié se félicite, à Conakry, à Accra ou devant les journalistes qui viennent à sa rencontre, du « combat héroïque du peuple kamerunais » et dénonce le « génocide » perpétré par le « fascisme franco-Ahidjo »30.


  1. TODO↩︎

  2. TODO↩︎

  3. TODO↩︎

  4. TODO↩︎