6.2 Politique de l’effroi et action psychologique

Pour isoler Ouandié et ses troupes, les forces militaires et paramilitaires camerounaises, dont le haut commandement reste longtemps français, poursuivent donc leurs opérations dans les «zones infectées » par la rébellion. « Officiellement, Les forces françaises sont NON opérationnelles depuis le 1er janvier 1961, note un rapport secret britannique. En réalité, elles poursuivent les opérations sous la couverture de manœuvres d’entraînement35. » C’est dans ce cadre que Max Bardet, le pilote d’hélicoptère évoqué dans les premières pages de ce livre, participe entre 1962 et 1964 aux très discrètes mais très sanglantes opérations qu’il qualifie de « massacres contrôlés ».

Le but premier est évidemment de frapper les insurgés, de leur rendre la vie impossible et de les faire sortir de leurs repaires. Lorsqu’ils sont capturés, les rebelles sont systématiquement torturés, bien souvent exécutés et leurs têtes coupées exposées à la vue du public pendant de longues journées. Pour effroyable qu’elle soit, cette pratique devient si courante que la décapitation des « ennemis » est intégrée dans les slogans de propagande concoctés par l’armée. Ainsi ce slogan entendu au cours d’une «campagne psychologique » organisée dans le Mungo : « Faîtes comme ce brave planteur camerounais de Baré qui a vu les maquisards, a couru immédiatement le dire aux militaires et quelques minutes après tous ces gorilles étaient abattus, décapités et leurs têtes exposées. » Pour compléter le dispositif, de nombreusés exécutions publiques sont organisées sur les places des marchés ou sur les terrains de sport communaux. Les villageois sont convoqués, y compris les écoliers, et sommés d’assister à ce que l’ambassade britannique qualifie dans ses rapports confidentiels de « rituels macabres » (grisly rituals)36. Des dizaines de milliers de personnes assisteront ainsi à Bafoussam à l’exécution, le 3 janvier 1964, de l’ancien chef de Baham et ex-ministre de la Santé Pierre Kamdem Niyim, accusé de collusion avec les maquis, survenue le même jour que celle des chefs insurgés Tankeu Noé à Douala et Makandepouthe à Édéa.

Ce faisant, la violence qui s’est déchaînée après la déclaration d’indépendance se pérennise dans les régions sensibles. Pendant plus d’une décennie, jusqu’au début des années 1970, le quotidien des Camerounais de l’Ouest et du Mungo sera fait d’exactions en tout genre. Car, conformément à la doctrine de guerre contre-subversive, la cible n’est pas seulement la rébellon mais tous ceux - hommes, femmes, enfants - qui sont suspectés de l’approvisionner ou de la soutenir, sous quelque forme que ce soit. Les plus hautes autorités de l’État décident ainsi, en 1965, de « soumettre à la mesure d’internement administratif, en vue de susciter des rallierents, les parents qui ont un ou des enfants au maquis, ou dont le où les enfants sont connus comme rebelles ». La répression s’étend ainsi par capillarité : de proche en proche, tous les habitants des régions sont soumis à la politique d’effroi mise en place à la fin des années 1950.

Bien souvent, ce sont des villages entiers qui sont visés. Des massacres sont régulièrement perpétrés, soit par les forces de l’ordre, soit par des milices villageoises plus où moins autonomes. Les exemples de ce type de châtiment collectif sont nombreux dans le Mungo, où vit une importante communauté bamiléké. À Niohé fin 1961, dans un quartier de Nkongsamba en 1963 ou encore à Tombel en 1966, ce sont des dizaines, voire des centaines, de Bamiléké qui sont ainsi décimés. Le caractère ethnique du massacre de Tombel - qui a fait 236 morts et 1 000 blessés selon le décompte confidentiel réalisé par les autorités administratives - ne fait aucun doute. Comme l’indique l’enquête réalisée sur place quelques semaines plus tard : « Le massacre des éléments Bamiléké aurait eu lieu presque simultanément à Nkeng, Suke, Ngap, Neussi, Mahole, Peng, Ekonebe, Kupe, Mbonzie. Il serait intervenu un peu tard [sic] à Nyassosso. Ce sont là des noms de quartiers de Tombel et de villages bakossi distants entre eux de cinq à neuf kilomètres. […] Les habitations bakossi des quartiers sinistrés ont épargnées et émergent parmi des tas de cendres. » S’ils déplorent parfois, dans leurs apports confidentiels, ce qu’ils qualifient de « massacres », de « carnages ou même d’actes d’« extermination», les résponsables camerounais ont tendance à les regarder comme de simples dérapages. Peu pressées d’agir sur le moment, même quand elles sont préalablement alertées de ces exactions, les autorités montrent peu d’empréssement à en châtier les responsables, qui bénéficient par conséquent d’une totale impunité.

Il faut dire que la hargne ethnique des responsabes camerounais n’est pas sans rappeler la rhétotique utilisée par Jean Lamberton quand il évoquait, en mars 1960, le « caillou bien gênant » que représenteraient les Bamiléké au Cameroun. Le chef de la police politique (SEDOC), Jean Fochivé, n’hésite pas à parler des Bamiléké comme d’une pure et simple « peste ». Quant à Félix Sabal Lecco, qui occupa successivement, entre 1964 et 1970, les postes de préfet du Mungo et du Wouri, d’inspecteur fédéral du Littoral, de secrétaire d’État au Développement rural et de ministre de la Justice, il les décrivait encore, quelques mois avant sa mort en 2010, en ces termes : « Ces gens-là sont tellement nombreux — on dirait des fourmis ! - qu’ils sont obligés de chercher à s’installer partout. […] Quel est le quartier où il n’y a pas de Bamiléké ? Quelle est la ville, quel est le village, quel est… où il n’y a pas de Bamiléké au Cameroun ? Non seulement au Cameroun, mais partout dans le monde ! Ce sont les Juifs du Cameroun. On ne peut pas éviter le phénomène bamiléké, ce n’est pas possible. On ne peut pas lutter contre le phénomène bamiléké. »

Pour séparer la population « saine » des éléments « contaminés » et, plus généralement, pour contenir ces Bamiléké décrits comme une cinquième colonne, la politique de « villagisation » entreprise au cours de l’année 1960 se généralise et s’institutionnalise. D’après l’ambassadeur de France Jean-Pierre Bénard, a « quasi-totalité de la population des cinq départements » de la région Barniléké est ainsi parquée. « La physionomie des regroupements s’est transformée, note l’ambassadeur en mai 1962. Les huttes provisoires sont devenues souvent des cases en semi-dur. […] Les écoles et dispensaires qui fonctionnaient il y a dix-huit mois dans des abris obscurs et branlants ont été reconstruits : murs et parpaings de terre crépis de ciment, couverture en tôles. Les salles de classe sont vastes ét claires. Le regroupement, en favorisant la concentration de la population, a fait faire des progrès spectaculaires à la fréquentation scolaire. »

De fait, l’objectif d’une telle «concentration » est de discipliner la population bamiléké, perçue comme intégralement suspecte. Et là encore cette action psychologique, d’abord conçue comme provisoire, se pérennise. Alors que la rébellion s’épuise dans certaines zones, une partie des gardes civiques sont convertis en « maîtres d’action civique et psychologique ». L’idée n’est plus seulement de « désintoxiquer » les populations et de « dépister » les comportements suspects. Il s’agit de « rééduquer », au sens fort du terme, les habitants de la région : ceux-ci ne sont plus simplement sommés de rejeter leurs supposés penchants subversifs, ils doivent désormais adhérer pleinement et faire publiquement allégeance au régime de Yaoundé. La formation dispensée au milieu des années 1960 par les plus hauts gradés de l’armée camerounaise — dont une bonne partie sont français - témoigne de cette obsession grandissante pour l’« arme psychologique ». On a ainsi retrouvé le texte dés conférences données aux officiers et sous-officiers opérant dans le Mungo en 1967 dans le:cadre d’un«‘stage d’information sur le renseignement et l’action psychologique ». Les termes utilisés dans ce document de 325 pages ne font aucun doute sur les intentions des conférenciers. Il est question à presque toutes les pages de « psychologie des foules », de « pénétration psychologique », de « modification de l’opinion publique», de «lavage de cerveau » ou encore de « bourrage de crâne ». Saluant la « réussite » de cette formation, le ministre des Forces armées camerounaises décide, comme il l’explique en conclusion du stage, de l’« étendre aux autres régions » du Cameroun.


  1. TODO↩︎

  2. TODO↩︎