3.3 « Provoquer disparition UPC »
Relativement classiques dans leur forme et dans leur propagation, ces émeutes offrent immédiatement aux autorités françaises et à leurs alliés locaux un prétexte pour châtier leurs adversaires. « Actuels événements doivent provoquer disparition UPC scène politique [et] faciliter mise en place de nouvelles structures », note Pré dans un télégramme envoyé dès le 30 mai à son ministère de tutelle.
Loin des regards, les villages et les quartiers réputés « subversifs » sont passés au peigne fin par les forces de l’ordre ou les milices pro-administratives, faisant un nombre inconnu de victimes. Pendant que les sièges locaux de l’UPC sont méthodiquement incendiés, des chefs traditionnels profitent de la situation pour liquider leurs adversaires dans les localités qu’ils dirigent. « On connaît des saccages, des incendies, des expulsions sans scrupule, témoigne un notable bamiléké pourtant hostile à FUPC. Certains chefs tireront sur leurs sujets comme à la chasse au gibier. » Le 31 mai, une douzaine de fonctionnaires camerounais s’adressent anonymement au secrétaire général de l’ONU : « À l’heure où nous écrivons, les principales localités du Cameroun sont à feu et à sang. Les cadavres, par centaines, tirés au grand jour où dans le plus grand secret en pleine nuit, sont incinérés pour qu’[auc]une trace n’en reste, les blessés regorgent dans les hôpitaux et les arrestations ont eu lieu sans trêve. »
Plus de huit cents militants sont raflés et, pour la plupart, violemment bastonnés dans les commissariats. Des milliers d’autres, traqués, entrent en clandestinité . — «sous maquis ». Désignés par l’administration et par la presse comme les responsables des « troubles », les dirigeants de l’UPC doivent se cacher. Le secrétaire général Ruben Um Nyobè se réfugie dans la brousse de sa région natale, la Sanaga-Maritime. Juché sur une mobyiette et déguisé en femme, le président Félix Moumié fuit vers le Cameroun britannique : il s’installe à Kumba, où il retrouve les vice-présidents de l’organisation, Ernest Ouandié et Abel Kingué, et la plupart des autres cadres du mouvement.
Conséquences de la politique menée par Roland Pré, les émeutes servent surtout de prétexte pour éliminer « légalement » l’UPC de la scène politique camerounaise. Pendant que la chasse aux upécistes se poursuit en forêt, les fonctionnaires du ministère de la France d’Outre-mer épluchent les comptes rendus orientés du haut-commissaire pour justifier légalement l’interdiction définitive du parti nationaliste. Évoquée dès le 15 janvier 1955 alors que le bannissement de l’UPC était déjà discuté, c’est une loi de 1936, adoptée dans un contexte bien différent et permettant d’interdire les mouvements qui utilisent des « groupes de combat » et « milices privées », qui est utilisée. Le décret interdisant officiellement l’UPC, la JDC et l’UDEFEC est signé par le président du Conseil Edgar Faure (1908-1988) le 13 juillet 1955.
Six mois après avoir souhaité à Roland Pré « bonne arrivée, bonne année, en espérant que cette année verra se lever l’aurore de l’indépendance du Cameroun17 », le parti d’Um Nyobè se trouve dans une situation particulièrement périlleuse : ses dirigeants sont en clandestinité ou en exil ; ses militants sont traqués ou en prison ; ses alliés locaux et métropolitains - informés par les seuls canaux officiels - de moins en moins nombreux.
La situation n’est pas meilleure sur la scène internationale. Exclue du RDA par Houphouët-Boigny le 9 juillet 1955, l’UPC reçoit bien peu de soutien de la part des pays socialistes, qui se désintéressent d’un mouvement qui n’est finalement « communiste » qu’aux yeux de ses adversaires. Et elle n’est guère plus soutenue par les pays et les mouvements nationalistes qui, réunis à Bandung (Indonésie) en avril 1955, commencent tout juste à faire entendre la voix du « tiers monde ». Pire, son interdiction officielle prive l’UPC de sa tribune onusienne et de son arme favorite : le droit international. Telle est en tout cas la décision des membres de la mission de visite de l’ONU, en tournée d’inspection au Cameroun en octobre 1955, qui décident de recevoir les « représentants des seules organisations ayant une existence légale ».
Pour couronner le tout, l’UPC voit ses adversaires politiques piller son programme… avec la bénédiction d’une administration française devenue nettement moins hostile au « nationalisme » depuis qu’elle a éliminé la seule formation qui portait cette orientation depuis 1948. La politique du simulacre, déjà ancienne, se poursuit donc. Ainsi en va-t-il lors des élections au Parlement français, le 2 janvier 1956 : alors que l’UPC a été mise hors jeu, nombre de candidats du second collège s’affichent peu ou prou « nationalistes » pour attirer l’électeur. Mais, une fois installés sur les bancs du Palais-Bourbon, les heureux élus — Jules Ninine, Alexandre Douala Manga Bell et André-Marie Mbida - reviennent immédiatement à des sentiments plus sagement « profrançais ». Ce stratagème ne gêne bien sûr nullement Roland Pré qui, tout à ses grands projets eurafricains, ne voit dans le nationalisme rien d’autre qu’un instrument de propagande. Quittant le Cameroun en avril 1956, son rapport final préconise ainsi de « faire éclore un nationalisme modéré » et même de « [reprendre] s’il le faut à notre compte le terme d’indépendance18 ». Bien encadré, un tel nationalisme permettra selon lui d’insérer le Cameroun «indépendant » dans un « ensemble franco-africain » (ou « eurafricain ») interdépendant.