L’Afrique sous contrôle et le silence comme arme

Pour le comprendre, il convient de s’intéresser à l’aspect économique de ces doctrines militaires. On peut en effet s’étonner qu’avec relativement peu de moyens humains et financiers, les autorités françaises aient réussi à mettre définitivement hors jeu leurs adversaires camerounais. Cela s’explique par une des caractéristiques de la DGR : la mobilisation des populations. S’appuyant massivement sur les forces locales et cherchant à impliquer activement les civils dans le combat, la France a mis l’accent sur les hiérarchies - administrative, policière, militaire, paramilitaire - permettant d’« encadrer les masses ». La délégation partielle de la répression permettait non seulement de « prendre en main » les populations, pour utiliser le vocabulaire de Lacheroy, mais également d’économiser les ressources déjà très mobilisées sur d’autres théâtres d’opérations (à commencer par l’Algérie).

La guerre se poursuivant après l’indépendance, la doctrine élaborée par les officiers français a progressivement muté en méthode de gouvernement. Logée au cœur de ce que les politologues appellent le « state-building », la guerre contre-subversive a enfanté un État contre-subversif. Pour les dirigeants camerounais, auxquels Paris avait partiellement sous-traité le « maintien de l’ordre » tout en des contrôlant étroitement, la « prise en main » des populations est devenue une obsession. Les institutions étatiques ou paraétatiques sont nées avec cette volonté de faire disparaître les moindres formes de contestation. D’où l’installation à Yaoundé d’une dictature féroce, ultracentralisée, dotée d’un parti unique, d’une armée omniprésente et d’une redoutable police secrète. Perçu comme efficace à l’Élysée, le système camerounais a même servi de modèle au moment où les autres colonies françaises d’Afrique ont accédé à leur tour à l’indépendance. Maintenant l’ex-Afrique française sous contrôle, en dépit de son indépendance formelie, le néocolonialisme françafricain prit ainsi un caractère éminemment contre-subversif.

Il est frappant de constater que l’objectif ultime de la DGR est d’éradiquer dans le peuple, suspect d’abriter les subversifs, toute velléité politique. Il s’agit, pour filer la métaphore maoïste, d’asphyxier le poisson en congelant l’eau. Interdire la politique aux indigènes, tel était déjà l’objectif de la colonisation, qui considérait les Africains soit comme des objets qu’on peut détruire, soit comme des animaux qu’on doit dresser, soit comme des enfants qu’il faut guider. L’essence du néocolontialisme est de perpétuer cette habitude : l’Africain, éternel mineur, ne doit pas faire de politique. « La politique touche à tout et tout touche à la politique, expliquait à l’inverse Ruben Um Nyobè, le premier leader historique du mouvement national camerounais. Dire que l’on ne fait pas de politique, c’est avouer qu’on n’a pas le désir de vivre. » La machine de guerre française avait précisément pour but d’anéantir ce désir de vie.

Pourquoi n’a-t-on jamais entendu parier de cette guerre ? La question est fréquemment posée aux chercheurs et journalistes qui travaillent sur ces questions. La réponse est multiple.

Le Silence entourant les « troubles » qui ont endeuillé le Cameroun s’explique en partie par le statut juridique particulier de ce territoire sous tutelle internationale. Les puissances administrantes étant tenues de rendre des comptes à l’Organisation des nations unies (ONU), la France a camouflé les opérations militaires auxquelles elle se livrait en contravention avec ses engagements internationaux. Tout a été mis en œuvre pour montrer à la communauté internationale et à l’opinion publique métropolitaine que Paris administrait le pays de façon pacifique et avec l’assentiment des populations. « Il faut faire régner le silence », notait en 1958 le lieutenant-colonel Jean Lamberton, chef militaire de la « zone de pacification » en Sanaga-Maritime.

Un silence d’autant plus impérieux que la France était à la même période contestée pour sa gestion de la «crise algérienne ». Monopolisant l’attention, la guerre d’Algérie, qui mobilisait des centaines de milliers de soldats français et faisait quotidiennement la une des journaux, a ainsi masqué les événements qui se déroulaient simultanément au Cameroun, une « colonie » bien moins stratégique et bien plus lointaine que l’Algérie. Les moyens relativement limités déployés au Cameroun expliquent également le peu d’intérêt des métropolitains pour ce conflit : la France s’appuyant sur des supplétifs camerounais et sur des contingents venus des autres colonies (Tchad, Gabon, Côte d’Ivoire}, peu de soldats français ont directement combattu au Cameroun et seule une poignée d’entre eux y ont perdu la vie.

La lecture ethnique que les autorités françaises ont imposée participait au désintérêt ambiant pour les « troubles » camerounais, dès lors dépeints par les rares observateurs intéressés comme une sombre « histoire de nègres ». Quant à l’étiquette « communistes » dont les indépendantistes ont été affublés, elle a suffi à faire taire les alliés internationaux de la France, à commencer par les autorités britanniques. Parfaitement au courant de ce qui se passait de l’autre côté de la frontière séparant les deux territoires camerounais sous tutelle, comme le révèlent les archives britanniques, Londres a préféré coopérer avec Paris dans la lutte contre-subversive plutôt que dénoncer les atrocités commises dans la zone française.

Le silence s’est encore alourdi après l’indépendance du «Cameroun français ». Une fois libérée du droit de regard onusien et alors que la guerre d’Algérie touchait à sa fin, la France a poursuivi ses opérations militaires dans la plus grande discrétion, en prenant soin d’indiquer que ces opérations étaient menées « à la demande du gouvernement camerounais ». Fidèle à ses obligations morales, était-il affirmé, l’ancienne puissance administrante ne faisait qu’« aider » le jeune État camerounais à soulager les « tensions » qui avaient accompagné l’indépendance.

Comme le prouve le témoignage de Max Bardet, dont les carnets de vol ne spécifient jamais les missions, les méthodes utilisées dans le cadre de cette « assistance technique » étaient soigneusement tenues secrètes. « À la fin du Cameroun, la consigne c’était les “trois singes” : rien vu, rien entendu, raconte l’ancien pilote d’hélicoptère. Quand on m’a rappelé à Yaoundé, on m’a demandé d’oublier ce que j’avais vu, que ça n’avait jamais existé. On m’a dit : “Écoutez, vous allez promettre de ne jamais parler de ce que vous avez vu, parce que ce serait pour la France un peu la honte.” »

Dans cette période de transition, le régime de Yaoundé s’est lui aussi efforcé de ne pas ébruiter le traitement qu’il réservait à ses opposants. Conscients qu’ils ne devaient leur salut qu’à la « coopération française », les dirigeants camerounais ont réduit au silence tous ceux qui pouvaient contester leur légitimité. Ceux qui poursuivaient le combat dans la clandestinité étaient liquidés ou, pour reprendre je terme utilisé par de nombreux témoins, «effacés ». Les autres tombaient sous le coup des « lois antisubversives » adoptées au début des années 1960, prétexte juridique utilisé par la police politique pour expédier n’importe quel « suspect » dans les « camps d’internement administratif ». Le simple fait de citer le nom des leaders indépendantistes vous exposait à de longues séances de torture.

Au sein de l’arsenal contre-subversif, le silence occupe donc une place de choix. Pendant que la censure et la propagande couvraient le fracas des armes et le râle des suppliciés, l’isolement géographique des « zones infestées » donnait l’illusion à ceux qui ne vivaient qu’à quelques dizaines de kilomètres que la « rébellion » était définitivement écrasée. « Étant donné le caractère localisé de la rébellion, on pouvait très bien faire un séjour au Cameroun, même à Yaoundé, la capitale, sans soupçonner que certaines régions étaient ensanglantées par ces affrontements et qu’il y avait des morts quotidiennement », expliquera quelques années plus tard André Blanchet, Journatiste au Monde, qui a lui-même abondamment relayé la propagande française au plus fort du conflit4.

La chape de plomb qui s’est abattue sur le Cameroun s’est accompagnée d’un contrôle sourcilleux des informations diffusées en France. L’écrivain camerounais Mongo Beti en a fait l’expérience en 1972 lorsque les éditions François Maspero ont publié son livre Main basse sur le Cameroun. Dossier à charge contre l’action de la France et de ses alliés camerounais, ce livre remarquable est immédiatement interdit et les exemplaires saisis par les autorités françaises. Lesquelles en profitent au passage pour harceler son auteur en mettant en doute sa double nationalité et en faisant planer ainsi une menace d’extradition. À l’issue d’une bataille judiciaire de plusieurs années, Mongo Beti pourra enfin faire paraître son ouvrage et tenter ainsi, comme il l’explique alors, de fracasser l’« arme la plus redoutable » de la France en Afrique, « le silence, dont la loi implacable étranglait sans recours le peuple camerounais ».


  1. Cité in Alain d’Aix et Jean-Claude Burger, Contre-Censure. Main basse sur le Cameroun, Inform’Action Films, Québec, 1976 (voir www.informactionfilms.com>). ↩︎