3.4 1956 : le traquenard et la guerre

L’objectif de Pierre Messmer, qui prend le relais de Roland Pré en avril 1956, est précisément de canaliser le « nationalisme » camerounais pour le rendre compatible avec les projets élaborés par Paris au moment de l’élaboration de sa loi-cadre. L’idée de cette loi, dont il est l’un des principaux concepteurs, est de libéraliser la gouvernance coloniale (suffrage universel, décentralisation, etc.) tout en réaffirmant la mainmise de la France sur son domaine africain (notamment par le renforcement des liens d’« interdépendance » économique et stratégique). Il s’agit, pour reprendre les mots de Gaston Defferre, d’« offrir quelque chose pour éviter une catastrophe ».

Concrètement, le but du nouveau haut-commissaire est donc le suivant : faire avaliser par les Camerounais eux-mêmes leur insertion dans le système d’« interdépendance » franco-africain. Pour ce faire, il annonce deux décisions importantes : l’élection au suffrage universel d’une nouvelle assemblée locale et l’adoption d’une loi d’amnistie pour les « agitateurs » de mai 1955. Ces deux promesses complémentaires sont très consciemment conçues comme un piège, l’amnistie n’étant rien d’autre, selon l’expression de Pierre Messmer, qu’« un moyen d’action sur les upécistes, qui sauront qu’une agitation dans l’illégalité ne pourra que compromettre leur amnistie et leur retour ».

Maître du calendrier, qu’il n’officialise que graduellement au cours de l’année 1956, Pierre Messmer laisse donc entendre aux indépendantistes qu’ils pourront participer au scrutin, en tant que candidats ou en tant qu’électeurs, s’ils se tiennent tranquilles et s’ils renoncent à l’étiquette upéciste. Le traquenard fonctionne parfaitement. Pendant que la direction de l’UPC se déchire sur la stratégie à adopter, Messmer annonce la tenue des élections pour le 23 décembre tout en maintenant l’incertitude sur la loi d’amnistie, qui ne sera finalement votée que le 11 décembre, après la clôture des inscriptions sur les listes électorales.

Piégée, la direction de l’UPC abandonne l’option non violente qu’avait réussi à imposer Um Nyobè, y compris à ses camarades réfugiés à Kumba, de plus en plus tentés par la voie insurrectionnelle adoptée par les nationalistes vietnamiens ou algériens. « [Nos amis français] ne semblent s’intéresser réellement à un problème colonial qu’autant que coule le sang, écrivait par exemple Félix Moumié à l’un de ses avocats français dès février 1956. Tu comprends qu’il est impensable que la vie des milliers de nos frères sacrifiés à la cause de la liberté passe inaperçue parce que ne se pose pas chez nous [un] problème de rebelles ou de fellaghas. Ce n’est pas de notre faute si nous n’avons pas le privilège de nos frères du Maghreb pour disposer d’armes afin de créer un foyer de terrorisme chez nous19. »

Les 3 et 3 décembre 1956, lors d’une réunion à Makaï, en Sanaga-Maritime, l’UPC se décide à passer à l’action armée. Une organisation paramilitaire est constituée pour faire dérailler le processus électoral : le Comité national d’organisation (CNO). Ce dernier ne disposant d’aucune arme de guerre, le but de ce « boycottage actif» est moins de faire plier la France que d’attirer l’attention de l’opinion internationale. Le 18 décembre 1986 à 38 heures, les premières actions sont lancées : des candidats sont physiquement agressés, les bureaux de vote sont attaqués, des ponts sont sabotés et des centaines d’arbres coupés pour bloquer les routes. Alors que les résultats de ces actions sont mitigés dans la plupart des régions, l’objectif est atteint dans deux circonscriptions de Sanaga-Maritime, fief d’Um Nyobè, où se concentre le foyer de l’insurrection naissante et où l’administration coloniale est contrainte d’annuler l’élection.

La réaction française est immédiate. Fin décembre, une opération militaire d’une ampleur inédite est déclenchée en Sanaga-Maritime. Les parachutistes sautent sur Éséka, sur ordre de Pierre Messmer, et une « zone de maintien de l’ordre » est installée pour deux mois. La répression, qui mobilise des troupes africaines venues de différentes colonies et qui s’appuie sur d’innombrables milices locales, dépasse en violence le début d’insurrection. Le 31 décembre en particulier, les maquisards qui venaient d’attaquer un rassemblement catholique sont repérés en brousse par des soldats français à Ékité, près d’Édéa. « [Ils] auraient pu faire sortir les rebelles affirme l’administrateur Philippe Antoine, qui menait les troupes, mais ils ont préféré tirer dans le tas, tirer dans les fourrés où se cachaient les maquisards. Pendant quinze minutes, jusqu’à ce que je demande à l’officier d’arrêter le feu. » Un rapport réalisé par l’armée française fait état de cinguante-six insurgés tués par les forces de l’ordre, sans compter « d’autres cadavres de rebelles tués en forêt, non retrouvés ».

Cette « boucherie », d’après le mot d’un pasteur protestant à l’époque, n’est qu’un épisode parmi d’autres. « Depuis le 24 décembre, plusieurs localités de la région de la Sanaga-Maritime sont soumises à des opérations de guerre de grande envergure, indique de son côté Ruben Um Nyobè dans un texte rédigé le 3 janvier 1957 : « Des villages entiers sont complètement pillés et brûlés, le bétail est systématiquement abattu à coups de fusil. Les meubles et les battants des ouvertures, portes et fenêtres, des maisons servent de bois de chauffage pour la cuisine des troupes militaires. Au moment de leur arrivée dans chaque village ou agglomération, les “forces de l’ordre” tirent à bout portant et sans sommation sur les populations sans défense. Ceux qui échappent à cette tuerie massive sont poursuivis en pleine brousse par les “forces de l’ordre” guidées par quelques traîtres [camerounais]. Tous ceux ou toutes celles, adultes et enfants, qui sont rencontrés sur les pistes sont abattus par les militaires, sans autre forme de procès. Les gens surpris à leur domicile sont froidement fusillés par les troupes colonialistes composées de militaires français et des tirailleurs tchadiens venus de l’Afrique dite équatoriale française (AFF). À chaque moment, là tuerie est suivie du pillage des biens et de l’incendie des maisons. Hommes, femmes et enfants ainsi froidement assassinés par les porteurs de la “civilisation” pourrissent dans les brousses. Il n’y a personne pour les dénombrer et personne davantage pour procéder à leur inhumation comme prescrit par la coutume africaine la plus impérative. »


  1. TODO↩︎