7.1 La difficile reconnaissance de la violence coloniale
La brève déclaration du président français sonna comme une petite victoire pour tous ceux qui, journalistes, chercheurs ou activistes, cherchent à faire sortir la guerre du Cameroun de l’oubli et militent depuis des années pour sa reconnaissance officielle. Certains observateurs firent pourtant part de leur scepticisme. Pourquoi François Hollande s’est-il contenté de parier de la répression qui a eu lieu « après l’indépendance » ? Pourquoi n’a-t-il pas rendu hommage à la mémoire des victimes, comme il l’a fait à propos des massacres d’Algériens à Paris le 17 octobre 196144 ? Pourquoi n’a-t-il pas précisé quelles archives, quand et selon quelles modalités les autorités françaises en visageaient de déclassifier ? Pourquoi en somme le président français s’est-il contenté de quelques mots confus et désinvoltes, prononcés du bout des lèvres, plutôt que de s’engager activement à faire la lumière sur des événements qu’il qualifie lui-même de « tragiques » et à rendre justice à celles et ceux qui en ont été les victimes ?
Un an plus tard, le dossier avance mollement. Contacté par nos soins à l’été 2016, l’Élysée nous a renvoyés vers le ministère des Affaires étrangères, qui s’est contenté d’une réponse évasive, évoquant sans plus de précisions l’ouverture prochaine de fonds d’archives du Quai d’Orsay, du service historique de la Défense et des Archives nationales de Outre-mer. « Les modalités de mise en œuvre de l’annonce du président de la République sont en cours de définition », nous a-t-on expliqué. Manifestement, les vagues promesses présidentielles de juillet 2015 sont en voie d’enlisement dans les dédales obscurs de l’administration française. Comme si Paris cherchait surtout à mettre sous le tapis ce dossier bien gênant.
Pour comprendre l’embarras ou la prudence de l’Élysée, il faut garder à l’esprit que la guerre du Cameroun n’appartient pas à un passé révolu que l’on pourrait ranger dans les livres d’histoire comme on remise des vieux papiers dans un tiroir - pour mieux les oublier. Cette guerre est au contraire brûlante d’actualité. Comment, en effet, comprendre le Cameroun postcolonial si l’on ignore que c’est dans la guerre qu’il a été enfanté ? Comment envisager l’avenir de ce pays sans comprendre que cette guerre, qui n’a jamais existé officiellement et qui n’a donc jamais pris fin, s’est perpétuée sous la forme d’un régime despotique qui perdure encore aujourd’hui ? Comment croire à l’« amitié franco-camerounaise » dont parlent les discours officiels depuis un demi-siècle quand on sait que cette formule cache un système qui a permis de prolonger une relation profondément inégalitaire ?
Confrontées à des revendications mémorielles de plus en plus pressantes, les autorités françaises sont aujourd’hui prises dans une série de contradictions. La première, peut-être la plus importante, est celle qui sépare les mythes et les réalités historiques. Aimant à se décrire comme la « patrie des droits de l’homme », la France refuse obstinément de regarder avec honnêteté les événements passés qui viennent contredire l’image avantageuse qu’elle se donne d’elle-même. La volonté, en 2005 d’une poignée de députés d’inscrire les « aspects positifs » de la colonisation dans les livres d’histoire comme le rejet obsessionnel de toute forme de « repentance » témoignent de cette difficulté à s’émanciper des récits mythologiques et des conceptions essentialistes. Non, la « France » n’est pas naturellement généreuse : comme toutes les nations impérialistes, elle n’a jamais hésité à bafouer les « grands principes » dont elle se revendique pour défendre ses intérêts.
Généralement décrite comme un processus pacifique au cours duquel les autorités françaises auraient amené les colonies à l’indépendance de façon tout à fait désintéressée, la décolonisation de l’ancienne « Afrique noire française » s’inscrit dans cette mythologie nationale que viennent ébranler ceux qui tentent de faire la lumière sur les événements sanglants qui ont émaillé cette période, depuis le massacre de Thiaroye en 1944 jusqu’à la guerre du Cameroun, en passant par la répression de l’insurrection malgache de 1947, le châtiment des grévistes ivoiriens en 1948 ou l’opération « Écouvillon » en Mauritanie dix ans plus tard. Encore trop mal connus, ces épisodes — et tant d’autres - démentent les récits officiels et prouvent que la décolonisation de l’Afrique française a surtout consisté, pour les autorités françaises, à empêcher les Africains de choisir librement leur destin. Ce qu’elles parviendront à faire grâce à ce système néocolonial qualifié de « Françafrique ».
C’est là qu’apparaît l’autre contradiction dans laquelle sont prises les autorités françaises des années 2000 et 2010. Jurant en permanence avoir « rompu » avec la Françafrique, comme le firent successivement Nicolas Sarkozy et François Hollande, elles refusent en réalité d’abandoriner la plupart des instruments qui la caractérisent : relations privilégiées avec des dictateurs « amis », interventions militaires unilatérales, maintien du franc CFA, renouvellement des accords de défense et de coopération. Certains de ces outils ont été partiellement révisés ou adaptés pour les rendre plus conformes à l’esprit du temps, mais les fondamentaux demeurent.
D’une certaine manière, la France se trouve depuis les années 1990 dans une situation comparable à celle des années 1950, lorsque ses dirigeants décidèrent de réformer le système colonial pour ne pas « tout perdre ». Dans les années 2010, c’est le système néocolonial, cette Françafrique dont on annonce périodiquement la mort, qui n’en finit pas d’agoniser. Bouleversées par la mondialisation, les migrations, la circulation accélérée de l’information et par l’émergence de nouveaux acteurs sur la scène internationale, les sociétés africaines, en particulier les jeunes générations, se désintéressent de plus en plus des anciennes puissances coloniales. Elles regardent ailleurs, vers le Canada, la Chine ou le Brésil, et s’inventent de nouvelles façons de vivre, de se battre, de résister.
Au cours desquels, la police française a réprimé en région parisienne une manifestation organisée par la Fédération de France du FLN algérien, faisant des dizaines de morts et des centaines de blessés. Commémorant ce massacre longtemps « oublié », François Hollande déclarait le 17 octobre 2012 : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ant été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. »↩︎