3.9 Tensions franco-britanniques
Derrière la guerre sanglante entre nationalistes camerounais et colonialistes français, se joue une bataille plus feutrée : celie qui oppose Les autorités françaises et britanniques. Les anciennes rivalités coloniales franco-britanniques se déclinent en effet localement : pendant que la France s’acharne sur ses adversaires camerounais, elle se désespère de la passivité des Britanniques de leur côté de la frontière. Les autorités anglaises, qui administrent la bande de territoire camerounais située entre le Cameroun «français » et le Nigéria, se retrouvent ainsi impliquées à leur corps défendant dans le conflit lorsque les upécistes, bannis et pourchassés dans la zone française à partir de 1955, cherchent refuge en zone britannique.
Très vite, les Français demandent à leurs homologues de pourchasser les upécistes ou de les leur livrer. Mais les Britanniques n’ont aucune raison légale de le faire, et ne souhaitent pas particulièrement importer le conflit dans leur territoire, qui ne sert aux upécistes que de sanctuaire, sans qu’ils y mènent d’action armée. Les Français ont alors recours à d’étranges méthodes pour contourner leur voisin et faire pression sur lui. Comme il Le racontera au général de Gaulle, le ministre de la France d’Outre-mer, Gaston Defferre, va jusqu’à se rendre à Londres en 1956 pour menacer ses homologues britanniques… de fomenter des troubles dans leurs propres colonies s’ils ne collaborent pas dans la lutte contre l’UPC ! Quelques mois plus tard, en avril 1957, c’est Maurice Delauney qui joue les gros bras : il lance une opération secrète au Cameroun britannique contre les infrastructures upécistes à Bamenda. Une nuit, un commando franco-camerounais y détruit le siège de l’UPC et assassine dans leur sommeil l’upéciste Irénée Taffon et sa femme…
Les pressions françaises finissent par payer. Le 4 juin 1957, l’UPC est interdite en territoire britannique. Ses leaders sont emprisonnés avant d’être expulsés vers le Soudan. Pour Moumié, Ouandié, Kingué et les autres, c’est le début d’un exil de plusieurs années qui les mènera successivement à Khartoum, au Caire, à Accra ou Conakry. Une transhurnance loin de leur pays natal, qui ne facilitera pas la coordination avec les maquis intérieurs. L’interdiction de l’UPC n’empêche cependant pas le parti nationaliste de maintenir une base au Cameroun britannique : dès le mois de juin se constitue un nouveau mouvement, le One Kamerun Party, dont le fondateur Ndeh Ntumazah ne cache pas sa proximité avec les upécistes. Pendant des années, c’est lui qui servira d’intermédiaire entre la direction de l’UPC en exil et les combattants de l’intérieur.
Si les Britanniques collaborent avec les autorités françaises, et finissent par leur livrer les « terroristes » que leur réclament leurs homologues, les rapports confidentiels qu’ils rédigent témoignent cependant d’un certain malaise devant la «bestialité » - le mot est utilisé — des méthodes françaises21. En juillet 1958, un fonctionnaire se plaint ainsi auprès du consul de France à Lagos que les personnes livrées aux Français soient, « devant les yeux de nos propres officiers, immédiatement violentées22 ». D’autres s’offusquent que les militants upécistes extradés soient torturés et jugés de façon expéditive. Ce sera le cas de Pierre Simo, chef du SDNK livré par les Anglais fin 1958, exécuté sur la place publique de Bafoussam en juillet 1959.
Mais s’ils font la fine bouche dans leurs rapports confidentiels, les Britanniques se gardent bien de protester publiquement. Craignant que le Cameroun français ne sombre dans le «chaos » ou, pire, dans le « communisme », ils conservent un silence complice : les méthodes françaises ne ressemblent-elles pas étrangement aux techniques « contre-insurrectionnelles » que leur propre armée n’a cessé d’utiliser, au Kénya, dans les années 1950 pour éradiquer la rébellion Mau Mau ?