La « guerre contre-révolutionnaire », ou la logique de l’éradication
En dépit de sa lecture tribale du conflit, Max Bardet a raison sur un point : il s’agit bien d’une « guerre ». Lui qui a « fait l’Algérie » et participé à bien d’autres conflits par la suite peut en attester. Le terme de « guerre », jamais utilisé officiellement, apparaît d’ailleurs à de nombreuses reprises dans les rapports confidentiels rédigés par les militaires français qui ont participé aux opérations. En 1957, le commandant supérieur des forces armées de la zone de défense d’AEF-Cameroun, le général Louis Dio, estime que les affrontements camerounais « ne constituent plus une opération de rétablissement de l’ordre mais une “opération de guerre” ». L’année suivante, un chef de bataillon écrit : « la conscience d’être en guerre a permis de très bonnes réalisations. » En 1960, le général Max Briand, qui dirige les opérations militaires, évoque un « phénomène de guerre subversive ».
Le caractère « guerrier» du conflit ne fait donc aucun doute, ni pour les militaires français et leurs alliés camerounais, ni pour leurs adversaires réfugiés « au maquis ». Reste que la notion de « guerre» est équivoque, car la frontière qui la sépare de ta « politique » est poreuse. « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », disait Car von Clausewitz. À moins que ce ne soit l’inverse, ont par la suite répondu d’éminents philosophes. Toujours est-il que cette question se pose avec une acuité particulière en contexte colonial. « La situation coloniale, c’est d’abord une conquête militaire continuée et renforcée par une administration civile et policière », écrivait le psychiatre martiniquais Frantz Fanon, engagé aux côtés du Front de libération nationale algérien (FLN), qui ajoutait : « Le colonialisme français est une force de guerre2. »
Si le colonialisme est un régime d’exception permanent, qui ne recule de surcroît devant aucun massacre pour conquérir des territoires ou imposer sa loi, comment le distinguer de la guerre elle-même ? Cette ambiguïté explique en partie pourquoi les Français, tellement habitués à « maintenir l’ordre » par la violence, ont si longtemps cru pouvoir décrire la guerre d’Algérie comme de simples « événements ».
La situation est plus complexe au Cameroun. La guerre qui s’y est déroulée n’a pas été déclenchée par une insurrection comparable à la « Toussaint rouge » algérienne du 1er novembre 1954. Et elle ne s’est pas terminée par la signature d’un texte officiel comparable aux accords d’Évian du 18 mars 1962. La guerre du Cameroun s’est enclenchée à bas bruit dans les années 1950, la tension est montée progressivement au moment de l’indépendance, l’insurrection a survécu au cours des années 1960 avant de s’étioler au tournant des années 1970. La victoire finale des Français et de leurs alliés camerounais, contrairement à l’Algérie, et l’instauration à Yaoundé d’une dictature impitoyable, c’est-à-dire la perpétuation de la guerre par d’autres moyens, ont eu pour conséquence non seulement de reléguer le conflit au rang de simples « troubles » mais ont fini par l’effacer de la mémoire officielle (chapitre 6). Difficile, dans ces conditions, de savoir quand la guerre a commencé et quand elle s’est achevée. Une guerre sans début ni fin peut-elle avoir eu lieu ?
Ce qui permet cependant de parler de « guerre », ce sont les méthodes employées par les autorités françaises. Exactement au même moment qu’en Algérie, l’armée française déployait au Cameroun de nouvelles techniques de guerre inspirées de ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR) Cette doctrine a justement pour caractéristique de brouiller la frontière entre la guerre et la politique. Inspirée à la fois par les procédés civilo-militaires des anciens officiers coloniaux (Lyautey, Gallieni), par les méthodes de « guerre psychologique » développées notamment par les militaires anglo-saxons et par les techniques utilisées par le Viêt-minh pendant la « guerre d’Indochine » (1946-1954), la DGR est devenue l’arme favorite des officiers français au milieu des années 1950. Défaits à Dièn Biên Phu en mai 1954 et défiés en Algérie six mois plus tard, ces derniers se sont mis en tête d’écraser préventivement toute nouvelle insurrection anticoloniale. Tel est le scénario qui s’est déroulé au Cameroun dès 1955 : l’administration française a décidé d’éradiquer le mouvement nationaliste camerounais subitement regardé comme un nouveau « Viét-minh ». Avec l’interdiction de l’UPC, l’opposition politique a été convertie en ennemi militaire.
La guerre du Cameroun s’inscrit donc dans la longue histoire des conflits « contre-insurrectionnels » ou « contre-subversifs ». Une longue histoire qui, dépassant largement les relations franco-camerounaises, débute au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et se prolonge aujourd’hui dans le cadre des guerres dites « antiterroristes ». Rompant avec le schéma classique des guerres clausewitziennes, l’objectif de ces guerres est moins de détruire l’ennemi de front que de contrôler les arrières, c’est-à-dire la population. « Le problème numéro un, expliquait en 1954 le colonel Charles Lacheroy (1906-2005), l’un de ses principaux théoriciens français, c’est celui de la prise en main de ces populations qui servent de support à cette guerre et au milieu desquelles elle se passe. Celui qui les prend ou qui les tient a déjà gagné3.»
Ce que Lacheroy appelle « guerre révolutionnaire » - en réalité contre-révolutionnaire - est donc une guerre politique qui vise, selon une expression empruntée à Mao Zedong, à détruire le « poisson » subversif en s’attaquant à l’ « eau » dans laquelle il évolue : le peuple. Pour ce faire, d’innombrables dispositifs de contrôle, corporel, territorial et psychologique, sont mis en œuvre pour encadrer les populations civiles, les isoler des éléments « ennemis », les contraindre à se défendre elles-mêmes contre la « contagion subversive » et finalement gagner «leurs cœurs et leurs esprits ». Identification des individus, instauration de laissez- passer, installation de contrôles routiers, érection de camps de regroupement, déportation de populations, mise en place de zones de pacification, levée de milices de combat, infiltration des groupes rebelles, bombarde- ments aériens, assassinats ciblés, disparitions forcées, exécutions publiques, exhibition de têtes coupées, systématisation de la torture, action psychologique et lavage de cerveau : toutes ces techniques ont été uti- lisées à plus ou moins vaste échelle au Cameroun au cours des années 1950 et 1960.
Un terrible bilan humain
Combien de victimes la guerre du Cameroun a-t-elle causées ? 100 000, 200 000 ? Il est probable que nous ne le saurons jamais avec précision. Selon un rapport confidentiel du général Max Briand, commandant des forces françaises au Cameroun aux premières années de l’indépendance, le bilan humain des affrontements, pour la seule région Bamiléké et pour la seule année 1960, s’élèverait à « un peu plus de 20 000 hommes », dont 5 000 morts au combat, 1 000 des suites de leurs blessures, 5 000 suite à des maladies et, surtout, 10 000 tués dans une évasive « lutte intérieure ». Du côté des forces de l’ordre, toutes unités confondues, on compte 614 « pertes amies » dont 583 civils africains.
Bien plus complet et convaincant que ce rapport partiel et partial, l’ambassade britannique, présente à proximité et connaissant fort bien le terrain, a également produit une tentative de bilan humain, dans un rapport confidentiel rédigé en 1964. « Le nombre de victimes civiles entre janvier 1956 et juin 1962, écrit-elle, est estimé entre 60 OO et 75 000 morts. » Lors d’une conférence en octobre 1962, le journaliste du Monde André Blanchet, fin connaisseur du Cameroun et proche des autorités françaises, citait pour sa part une source digne « d’être prise au sérieux » faisant état de « 120 000 victimes au total pendant les deux ou trois ans qu’a duré l’insurrection en pays [Bamiléké] ». Un chiffre qui ne prendrait donc pas en compte le bilan des « troubles » dans les autres régions, en particulier en Sanaga-Maritime entre 1955 et 1958.
Ces tentatives de bilan, très approximatives, excluent les milliers de personnes qui ont péri suite aux déplorables conditions de vie dans les camps de regroupement en Sanaga-Maritime ou en région Bamiléké. Un bilan exhaustif de la guerre du Cameroun devrait enfin comptabiliser les victimes à huis clos de la dictature d’Ahmadou Ahidjo, dans les années 1960 et 1970, des camps d’internement, tortures, disparitions forcées, exécutions publiques ou extrajudiciaires, qui n’ont jamais fait l’objet d’un bilan chiffré.
Le bilan humain est d’autant plus difficile à établir que la doctine de le guerre révolutionnaire dilue les frontières entre civils et militaires, sympathisants et belligérants. Les bombardements visent par exemple des « zones interdites » où les personnes qui s’y trouvent sont réputées hostiles. Ordre y est donné d’« annihiler » indifféremment les insurgés « et leurs sympathisants ».
Déléguée, ethnicisée, masquée, la guerre du Cameroun en fut d’autant plus cruelle. L’imbrication des éléments de guerre classique et de certains aspects d’une guerre civile, pensée par l’armée française pour déléguer et camoufler sa répression, rend le bilan très difficile à tirer, en l’absence d’observateurs impartiaux sur le terrain au moment des faits. Une seule certitude : ce conflit à fait des dizaines de milliers de morts, a minima, sans doute bien plus.
Si l’on peut dès lors comparer le Cameroun et l’Algérie, où les mêmes méthodes ont été employées au même moment, le phénomène n’est pas strictement français. On pourrait en effet comparer le Cameroun avec une colonie anglaise, le Kénya, où les autorités britanniques ont mené une politique similaire, au cours des années 1950, pour éradiquer le mouvement Mau Mau. À certains égards, on pourrait également mettre la guerre du Cameroun en regard avec ce qui s’est passé trente ans plus tard au Rwanda, où le « hutu power », choyé par la France, s’est appuyé sur des techniques dérivées de la DGR pour éliminer méthodiquement les populations tutsi.
Ces parallèles méritent d’être évoqués dans la mesure où ils soulignent la nature totalitaire des doctrines élaborées par les armées occidentales dans le double cadre de la décolonisation et de la guerre froide. Foncièrement antidémocratiques, de l’aveu même de Lacheroy, qui reconnaissait que ses méthodes étalent « révoltantes pour la conscience humaine », ces dispositifs visent à éradiquer définitivement l’adversaire, qu’il soit « communiste », « nationaliste », « ethnique » ou tout cela à la fois. Reste que cette politique éliminationniste peut prendre des formes différentes, plus ou moins radicales selon les cas (élimination idéotogique, politique, physique), et ne parvient pas nécessairement à ses fins. D’où la difficulté à nommer les processus observés et la variété des qualificatifs qui ont émergé pour tenter de les catégoriser (politicide, sociocide, ethnocide, génocide, démocide, etc.). Ce que l’on peut dire sans risque, en revanche, c’est que l’application intensive des doctrines de guerre contre-subversive au Cameroun a eu des conséquences durables, toujours visibles aujourd’hul, au-delà même des frontières du pays.
Frantz Fanon, « Vers la libération de l’Afrique » et « la farce qui change de camp », in Pour la révolution africaine, in Œuvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 760-761 et p. 784.↩︎
Charles Lacheroy, Leçon de l’action viêt-minh et communisme en Indochine, ou une leçon de guerre révolutionnaire, Centre d’études asiatiques et africaines, Paris, 1954.↩︎