4.4 Mars 1959 : bataille décisive à l’ONU

Paris cherche en effet à faire de l’octroi d’une vraie-fausse indépendance au Cameroun un cas exemplaire, à l’occasion de la session spéciate de l’Assemblée générale de PONU organisée à New York du 20 février au 13 mars 1959, au cours de laquelle la France présente son plan pour la levée de la tutelle camerounaise.

Devant les représentants de la communauté internationale, les Français et les nationalistes s’affrontent. Mettant en avant leurs alliés camerounais, qui font l’éloge de la politique française au Cameroun, les premiers défendent leur projet : une indépendance sans référendum ni élections préalables. De tels scrutins représenteraient une « reddition sans concession d’un gouvernement légal, qui a derrière lui l’immense majorité du pays, à une minorité qui s’est qualifiée elle-même à d’illégale », argumente Ahmadou Ahidjo. Soulignant que l’Assemblée législative du Cameroun n’a rien de démocratique, puisqu’elle est issue des élections truquées de décembre 1956 auxquelles les nationalistes n’ont pas pu participer (voir supra, chapitre 3), les upécistes s’étonnent qu’on prive les électeurs de leurs droits sous prétexte qu’ils seraient déjà d’accord avec les projets élaborés par leurs maîtres franco-camerounais. Derrière ce débat, c’est bien la définition de l’indépendance qui est en jeu : une indépendance entre les mains des dirigeants ou entre celles des habitants.

Devant l’ONU, cette alternative est court-circuitée par les clivages de la guerre froide que les Français instrumentalisent à leur avantage pour convaincre leurs alliés occidentaux que le scénario upéciste reviendrait à livrer le Cameroun au camp communiste. C’est ainsi que les autorités françaises remportent, mi-mars 1959, cette décisive bataille de l’ONU : les résolutions profrançaises, portées par les États-Unis, écrasent celles, favorables à l’UPC, mises aux voix par le groupe des huit pays non alignés (Éthiopie, Ghana, Libéria, Libye, Maroc, République arabe unie, Soudan, Tunisie).

Pour la France, la victoire est totale. En faisant voter la levée de la tutelle « sans préalable », elle fait coup double : elle accorde une « indépendance » qui la libérera au 1er janvier 1960 des contraintes onusiennes et se donne le beau rôle du généreux décolonisateur, tout en maintenant le peuple camerounais sous son influence grâce aux accords qu’elle a fait signer à Ahidjo. « Il y a à présent un danger encore plus menaçant que le colonialisme lui-même, note le représentant guinéen à l’ONU. C’est le danger que l’on pourrait appeler l’indépendance octroyée, qui tend à refléter dans le pays les désirs et les tendances de la puissance coloniale elle-même. »

La propagande autour du « communisme » de l’UPC aura donc joué un rôle décisif dans la défaite du parti nationaliste. L’orientation communiste de l’UPC est pourtant loin d’être évidente. C’est d’ailleurs ce que prouve le vote de l’ONU. Alors que de nombreux pays latino-américains et asiatiques se sont abstenus en raison de l’étiquette communiste qui colle à la peau des dirigeants upécistes, le bloc communiste ne s’est que mollement engagé derrière les dirigeants nationalistes camerounais : après avoir voté en vain contre les résolutions profrançaises lors du vote préparatoire à la Commission de tutelle, il s’est abstenu le lendemain lors du vote final à l’Assemblée générale. Bien que certains animateurs de l’UPC nourrissent quelque sympathie pour le communisme, perçu comme un mouvement émancipateur, leur ancrage stratégique dans le camp communiste est plus incertain.

D’un point de vue diplomatique, l’UPC en exil, qui s’est surtout investie dans le combat panafricain entre 1957 et 1959, est prise en étau : trop communiste pour les uns, elle ne l’est pas suffisamment pour les autres. Ce vote marque la fin des illusions onusiennes de l’UPC. Loin d’être un espace de droit international, l’instance se révèle être essentiellement un reflet des rapports de forces entre grandes puissances, et cela d’autant plus que les États non alignés restent très minoritaires avant la vague des indépendances de 1960.

Paradoxalement, telle une prophétie autoréalisatrice, le vote de l’ONU tend à renforcer l’image communiste de la direction de l’UPC. Conscient de la nécessité de trouver des soutiens puissants, Moumié et ses camarades accentuent dans les mois qui suivent leurs références marxistes, quitte à alourdir leur prose, pour attirer l’attention de leurs potentiels alliés communistes. Ce n’est qu’après leur défaite à New York qu’ils commencent à recevoir de - faibles - soutiens de Moscou et Pékin. C’est cependant toujours sur leurs alliés africains que les exilés fondent leurs espoirs. Tout en maintenant son bureau au Caire, le BCD décide de se délocaliser à Conakry, où s’installe Moumié, et à Accra, où un centre de solidarité panafricain a été mis sur pied par le régime ghanéen pour accueillir les représentants des mouvements de libération du continent. Ce centre des affaires africaines (African Affair Center) permet aux combattants de l’intérieur, profitant de la porosité des frontières et s’appuyant sur les alliés anglophones de l’UPC, toujours actifs en zone britannique, de garder le contact avec les exilés, soit en personne, soit par agents de liaison interposés. C’est de là également que sont bientôt dispatchés des dizaines de combattants envoyés en formation politique ou militaire au Maroc, en Algérie, en Égypte, en URSS ou en Chine.