Défier l’oubli
À propos du silence qui suivit la répression britannique des Mau Mau au Kénya, l’historienne américaine Caroline Elkins parle d’une amnésie imposée par l’État (« state imposed amnesia »). La formule s’applique assez bien au Cameroun : tout a été fait pour que cette guerre invisible ne vienne jamais hanter la mémoire officielle française. Cette amnésie organisée a abouti à des épisodes étonnants ou, en tout cas, révélateurs. En visite à Yaoundé en mai 2009, le Premier ministre français François Fillon, interrogé par une journaliste sur les responsabilités françaises dans l’assassinat des leaders nationalistes camerounais, eut cette réponse ahurissante, mélange d’ignorance et de mépris : « Je dénie absolument que des forces françaises aient participé, en quoi que ce soit, à des assassinats au Cameroun. Tout cela, c’est de la pure invention !»
Mais les fantômes finissent toujours par revenir. Depuis plusieurs années, une nouvelle génération d’historiens camerounais fouille les archives et arpente le Cameroun pour interroger les derniers survivants. Une course de vitesse, car les archives, mal conservées, pourrissent rapidement dans le climat tropical du pays. Quant aux témoins, ils sont de moins en moins nombreux dans un pays où l’espérance de vie moyenne ne dépasse pas cinquante-cinq ans. Une tâche difficile donc, et une entreprise courageuse : la guerre reste en 2016 un sujet ultrasensible pour le régime camerounais, dirigé depuis 1982 par l’octogénaire et très autoritaire Paul Biya, héritier direct d’Ahmadou Ahidjo (1924-1949), le dictateur installé par la France au moment de l’indépendance. Des assoclatlons, regroupant des vétérans nationalistes, des historiens et des activistes, militent cependant pour raviver les mémoires enfoules.
En France aussi, certains se sont mis en quête de rassembler les archives disponibles et de retrouver les témoins vivants. Des ouvrages sont publiés, quelques documentaires diffusés. Dans les Mois qui ont suivi la publication en 2011 de notre livre Kamerun !, deux députés ont interpellé les gouvernements successifs, de droite puis de gauche, pour connaître la position officielle de la France sur la guerre du Cameroun. Les réponses furent, les deux fois, honteuses. Ignorant le travail effectué depuis des années par les chercheurs camerounais, français ou américains, la réponse fut deux fois la même : « La période évoquée appartient à l’histoire » ; et « il appartient désormais aux historiens d’exploiter les archives ».
Il faudra donc attendre juillet 2015 pour entendre une parole officielle sur cette question. Celle de François Hollande, au cours d’une conférence de presse à Yaoundé. À la question du journaliste camerounais Séverin Tchounkeu sur ce « conflit historique », le président de la République, pourtant prévenu que le thème serait abordé, apporta une réponse timide et passablement brouillonne : « C’est vrai qu’il y a eu des épisodes extrêmement tourmentés et tragiques même, puisque, après l’indépendance, il y a eu répression en Sanaga-Maritime, au pays Bamiléké. Et nous sommes, comme je l’ai fait partout, ouverts pour que les livres d’histoire puissent être ouverts et les archives aussi. » Cette déclaration confuse, et partiellement mensongère - une simple « répression », uniquement « après l’indépendance », sans responsable désigné… -, ne s’explique pas seulement par la pression des chercheurs, journalistes et militants qui s’intéressent au sujet. Elle témoigne surtout de l’inquiétude de Paris. Alors que les sentiments antifrançais gagnent du terrain au Cameroun et que le régime de Paul Biya, vieil « ami de la France », est aujourd’hui en état de nécrose avancée, les dirigeants français s’inquiètent de l’avenir des relations franco-camerounaises. L’histoire n’appartient pas au passé : elle brûle encore.