1.2 Les faux-semblants d’une « colonisation humaniste »

Contraignant sur le papier, le système mandataire n’empêche pas, en pratique, les Français et les Britanniques d’administrer « leur » Cameroun avec les mêmes méthodes que leurs autres possessions africaines. Comme à l’époque allemande, sous prétexte de « mettre en valeur » le territoire, le travail forcé fait des ravages sur les chantiers initiés par l’administration française et sur les plantations des colons. Des taxes de toute sorte - sur les habitations, les tam-tams, les bicyclettes, les chiens… - accablent des populations qui n’ont pourtant qu’un accès limité à l’économie monétaire. Et le racisme le plus violent écrase les « indigènes » qui, tenus de courber l’échine devant les Blancs, doivent en outre se soumettre aux aberrantes classifications hiérarchisant les «races », « tribus » et « ethnies » qui peuplent la région : Bassa, Bamiléké, Boulou, Djem, Bene, Pygmées, etc.

Certes, quelques âmes charitables se scandalisent ponctuellement des « excès » les plus flagrants. Mais personne ne semble s’émouvoir du sort réservé aux Africains pendant l’entre-deux-guerres. À Genève, les responsables français se justifient même crânement devant la Commission des mandats : élever les indi- gènes jusqu’à la « civilisation », expliquent-ils, exige bien quelques efforts et sacrifices. Les « indigènes » ne doivent-ils pas eux-mêmes se guérir de leur paresse naturelle et se défaire de leur sauvagerie millénaire ? Par la magie du verbe, le travail obligatoire, les impôts iniques et les brutalités sont ainsi intégrés dans la grande « œuvre coloniale » française, au même titre que l’école, où l’on discipline à la trique les corps et les esprits, et les campagnes de vaccination du médecin militaire Eugène Jamot (1879-1937), dont on exalte la « lutte exemplaire contre la maladie du sommeil ».

Si les Franco-Britanniques administrent et exploitent le territoire comme leurs propres colonies, ils savent qu’ils ne sont pas tout à fait « Chez eux » dans cet ex-Kamerun devenu territoire international. Dispositif juridique ambigu, le système mandataire les incite surtout à consolider leur propagande. Plus qu’ailleurs, ils insistent sur le caractère « humanitaire » de leur action, braquent les projecteurs sur les infrastructures sanitaires et sociales qu’ils déploient et jurent ne vouloir rien d’autre que « le bien-être et le développement » des populations locales, conformément aux engagements pris devant la SDN. Les puissances tutrices cherchent, en d’autres termes, à faire de leurs mandats les vitrines d’une colonisation humaniste. Une illusion qui convainc d’autant mieux les observateurs de la SDN que ceux-ci, en plus de partager l’ethos civilisationnel de l’époque, ne se rendent jamais sur les lieux et auditionnent uniquement les indigènes que leur présentent les puissances mandataires.

Le double langage est donc poussé à un point inédit. Et parfois paradoxal : dans un dossier consacré en 1931 à la SDN, le très officiel magazine Togo-Cameroun, qui défend avec ardeur la présence française dans ces deux territoires, s’offusque des velléités annexionnistes des Britanniques, accusés de vouloir intégrer une partie des Cameroons à leur colonie nigériane. « La souveraineté en pays mandaté […] appartient à la communauté d’habitants qui peuptent le territoire, rappelle-t-il avec intransigeance. Ainsi la Commission des mandats considère que le mandataire &gère un territoire qui n’est pas le sien et elle veuille très attentivement qu’aucune atteinte, même légère, puisse être, dans la pratique, portée à ce principe5. »


  1. « La souveraineté », Togo-Cameroun, mars-avril 1931, p. 180.↩︎