2.3 Contre-feu : la France en guerre larvée contre l’UPC

Le succès croissant de l’UPC se transforme rapidement en casse-tête pour les autorités françaises. Comment combattre un mouvement politique qui s’oppose frontalement à la France en respectant scrupuleusement la légalité et en utilisant les armes que lui offre le droit international ? Jusqu’en 1955, aucune réponse globale ne sera apportée à cette question. L’administration coloniale, à Yaoundé et dans les différentes régions administratives du Cameroun, se contente dans un premier temps de déployer une vaste panoplie de stratagèmes pour faire plier l’UPC ou tenter de discréditer ses dirigeants.

Comme dans tout régime autoritaire - et la colonie en est un par définition - l’administration française mise sur la surveillance policière pour contrer ses adversaires. Les moindres gestes des dirigeants upécistes sont épiés, leurs correspondances ouvertes et toutes les réunions font l’objet d’un compte rendu circonstancié, rédigé alternativement par un fonctionnaire ou par un agent infiltré. On est surpris, en étudiant les archives, du degré de détails que fournissent les rapports de renseignement sur les nationalistes camerounais.

Forts de cette connaissance des cercles nationalistes, les administrateurs se livrent à un harcèlement constant des responsables upécistes. Rarement spectaculaire, cette guerre larvée se révèle particulièrement pénalisante pour des militants démunis qui doivent déployer des trésors d’imagination ne serait-ce que pour se doter de locaux, imprimer des tracts ou organiser des meetings. Au moindre prétexte, les sièges de l’UPC sont perquisitionnés, ses militants voient leurs archives, leur matériel ou leur argent saisis sans recours possible. Les manifestations étant régulièrement interdites, au motif qu’elles constitueraient un « trouble à l’ordre public », ses militants sont interpellés chaque fois qu’ils tentent d’organiser un quelconque événement.

Ceux des responsables upécistes qui travaillent dans l’administration, à l’instar du médecin Félix Moumié, président de l’UPC à partir de 1952, ou Ernest Ouandié, instituteur, sont régulièrement mutés d’une région à l’autre par une administration désireuse de désorganiser ainsi le mouvement nationaliste. Affecté à Maroua, dans le Nord du Cameroun, au début des années 1950, Moumié subit ainsi une véritable « guérilla psycho- logique », selon l’expression du chef de région Guy Georgy (1918-2003). Lequel s’amuse dans ses mémoires de l’entreprise d’« intimidation » qu’il a initiée contre le leader upéciste en organisant régulièrement devant chez lui des manœuvres de gendarmerie pour l’amener à développer une véritable paranoïa.

Quant à Um Nyobè, qui s’est mis en disponibilité de l’administration pour se consacrer à ses activités militantes, il est la cible d’une machine judiciaire aux ordres. Cette dernière se déchaîne dans les semaines qui suivent sa première audition à l’ONU en décembre 1952. Alors qu’il multiplie les meetings dans tout le territoire, Um Nyobè est pris à partie par un administrateur particulièrement zélé, Bernard de Gélis, dont le supérieur hiérarchique lui avait donné cette consigne : « Le succès que [Um Nyobè] vient d’obtenir à Douala, à Édéa, à Éséka, pourrait l’inciter à toutes les audaces. […] Il faut qu’il tombe chez vous sur un bec et qu’il soit tourné en ridicule par ses auditeurs éventuels. »

Pour discréditer les leaders nationalistes, la rhétorique coloniale utilise abondamment le registre idéologique, voire civilisationnel. Bien que les rapports de renseignement démontrent l’inverse, l’UPC est couramment décrite dans la presse française comme un parti « communiste » aux ordres de Moscou. S’il est exact que les responsables de l’UPC entretiennent des relations avec les milieux progressistes européens et qu’ils acceptent les invitations des « démocraties populaires » (Ouandié se rend par exemple au congrès de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique qui se tient à Pékin en août 1954), le rapport confidentiel rédigé en 1985 par le chef de la police française au Cameroun est formel : « L’UPC n’a jamais été un parti communiste africain. » Um Nyobè lui-même expliquait d’ailleurs en 1953 que « les peuples coloniaux ne peuvent faire ni la politique d’un parti, ni celle d’un État, ni, à plus forte raison, celle d’un homme. Les peuples coloniaux font leur propre politique, qui est la politique de libération du joug colonial. »

En ces temps de guerre froide, l’accusation de « communisme» est avant tout une arme de propagande visant à discréditer l’UPC aux yeux des populations locales comme des instances internationales. Installé au Cameroun depuis les années 1930, député du territoire de 1945 à 1956, huit fois secrétaire d’État à la France d’Outre-mer entre 1949 et 1953 avant d’occuper le poste de ministre de la Santé puis du Travail, le très influent Louis-Paul Aujoulat (1910-1973), par ailleurs catholique fervent, affectionne particulièrement cette rhétorique anticommuniste. Selon lui, la lutte contre l’UPC est une lutte existentielle, qui oppose non seulement le « monde libre » au communisme mais également la « civilisation » à une certaine forme de sauvagerie infantile et ingrate. Ruben Um Nyobè et ses camarades ne sont, dit-il, qu’une « poignée de ratés et de mécontents ».

Le même discours se retrouve dans les prêches de nombre d’hommes d’Église à cette période. Il faut dire que la hiérarchie catholique est particulièrement réactionnaire : le délégué apostolique de l’Afrique noire francophone de 1948 à 1959, nommé par le pape Pie XII, n’est autre que l’archevêque intégriste Marcel Lefebvre (1905-1991). Au Cameroun, son représentant depuis 1935, Mgr René Graffin (1899-1967), à la tête d’une Église où les Noirs sont cantonnés à des positions subalternes, fait déchirer les cartes des syndicalistes, voue aux gémonies l’école publique et les joueurs de balafon, instrument de musique traditionnel africain jugé « païen », et excommunie les nationalistes, assimilés à l’URSS athée. Et il n’est pas rare que les secrets livrés par les fidèles au confessionnal se retrouvent dans les rapports de police…