3.5 Kamerun, une nation « sous maquis »
L’interdiction officielle de l’UPC en juillet 1955, l’« élection » arrangée de décembre 1956 et l’offensive militaire française qui s’ensuit ont pour conséquence de faire émerger au Cameroun ce que l’on pourrait appeler deux mondes parallèles. Le prmier s’incarne dans la scène politique officielle, où sillustrent des responsables politiques qui acceptent les règles du jeu français malgré leur « nationalisme » affiché. Son épicentre est la nouvelle Assemblée législative, l’ALCAM, qui valide presque sans contestation les dispositions de la loi-cadre Defferre. Véritable théâtre d’ombres, où l’on ne débat que de questions secondaires, la scène politique légaie sert de tremplin à ceux qui aspirent à de grandes destinées. En 1957, André-Marie Mbida obtient les faveurs de la puissance coloniale : il devient le premier chef de gouvernement du Cameroun, juridiquement devenu un « État sous tutelle » (mais prétendument autonome) suite à la mise en œuvre de la loi-cadre Defferre.
Mais il existe un second Cameroun, qui regroupe les dizaines de milliers d’hommes et de femmes entrés en clandestinité (ou partis en exil) après les événements de 1955-1956. C’est cette partie immergée de la politique camerounaise que les upécistes rebaptisent Kamerun à partir de novembre 1955, pour notifier leur dissidence avec le Cameroun officiel, usurpé par les « fantoches », et leur volonté de réunifier le pays sur les frontières tracées à l’époque allemande. Cette contre-société « sous maquis » n’est pas qu’une chimère. Particulièrement bien structurée en Sanaga-Maritime, fief de Ruben Um Nyobè, elle se compose de « maquis civils », coordonnés par un Secrétariat administratif/Bureau de liaison (SA/BL), et de « maquis militaires », commandés par l’état-major du Comité national d’organisation (CNO).
Si les combattants de ce dernier s’appuient sur un ancrage territorial et jouissent d’une indéniable popularité, leur guérilla est fragilisée par un cruel manque d’armes de guerre. Équipés de machettes, de couteaux et de gourdins, les « cénois » - comme on les appelle - ne disposent que d’une poignée de pistolets et de fusils artisanaux. Tant bien que mal, le CNO remplit une double fonction : protéger les structures civiles contre les assauts de l’armée coloniale et mener des offensives contre les « valets » qui collaborent avec l’administration française. Ces opérations ne sont pas lancées à l’aveugle, mais résultent de décisions de tribunaux populaires clandestins.
La dynamique de l’insurrection ne se laisse pas saisir aisément, tant l’hybridation est forte entre les motivations locales et nationales traversant chaque région, chaque groupe armé et même chaque « maquisard ». En région Bamiléké par exemple, où les maquis sont moins structurés qu’en Sanaga-Maritime mais où la sociabilité repose sur un puissant réseau de chefferies, la résistance s’organise autour de quelques jeunes chefs traditionnels qui - à l’instar de Pierre Kamdem Ninyim (Baham), Marcel Feze (Badenkop) ou Jean-Rameau Sokoudjou (Bamendjou) — se rapprochent des milieux upécistes. Cette alliance entre les milieux « traditionnels » et les mouvements « révolutionnaires » explique la force de l’insurrection qui émerge dans cette région en 1956.
C’est le cas en particulier dans la chefferie de Baham, épicentre de la contestation. Fils du chef, le jeune Pierre Kamdem Ninyim est rappelé de ses études parisiennes en 1954 pour succéder à son père. Mais le jeune homme, couvé par l’administration coloniale dans un premier temps, est devenu anticoionialiste en métropole, au contact des étudiants progressistes de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) et de l’Association des étudiants camerounais (AEC). De retour au pays, il accueille volontiers les militants nationalistes dans sa chefferle, ce qui lui vaut d’être inculpé en novembre 1956 pour « reconstitution de ligue dissoute » (l’UPC). Il sera ensuite destitué le 23 février 1957, condamné à deux ans de prison ferme le 12 mars 1957 et remplacé autoritairement à la tête de sa chefferie par un homme à la légitimité contestée, suscitant des affrontements entre partisans du chef déchu et ceux du protégé de l’administration.
Ce coup de force, perçu comme un outrage inqualifable aux traditions et comme une preuve supplémentaire de l’arbitraire colonial, provoque le rapprochement des milieux traditionnels et nationalistes et aboutit, en octobre 1957, à la mise en place d’une nouvelle structure armée au nom étrange : le Sinistre de la défense nationale (SDN). Portée par l’importante diaspora bahamaise et relayée dans d’autres cheffertes vexées par les intrusions et les injustices de l’administration, la révolte se propage comme une traînée de poudre dans le reste de la région Bamiléké et dans le Mungo, où vit une importante diaspora bamiléké.
Puisant ses ressources et sa légitimité dans les traditions locales, cette insurrection est essentiellement animée par des upécistes. On retiendra en particulier le nom d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, originaire de Badenkop : Martin Singap, responsable des JDC et animateur du journal upéciste Lumière quand l’UPC était légale, qui jouera un rôle central dans les structures armées nationalistes à partir de 1957. En s’appuyant sur les structures upécistes passées dans la clandestinité en 1955, ces cadres tentent d’assurer la coordination entre les « maquis » des différentes régions. Une coordination rendue cependant difficile, voire impossible, par l’acharnement répressif des autorités françaises.