4.1 « Peut-on refuser le bonheur aux gens ? »
La réponse paraît tellement naturelle aujourd’hui que la question est rarement posée : à quoi sert au juste à un pays d’être « indépendant » ? Il est mois aisé qu’il n’y paraît de répondre à cette question. Car, derrière le mot, peuvent se cacher des réalités bien différentes. Pour la plupart des dirigeants, l’indépendance marque avant tout l’acte de naissance d’un Etat-nation, dont les frontières et les institutions sont reconnues par la population et par les autres nations. Pour d’autres, le concept d’indépendance renvoie à une réalité plus profonde : elle marque la volonté d’un peuple qui, libre de toute tutelle, décide de se donner à lui-même un cadre dans lequel les membres de la communauté peuvent choisir librement leur destin et dialoguer sur un pied d’égalité avec leurs homologues étrangers. Tels sont en résumé les deux chemins qui s’ouvrent aux pays et aux peuples colonisés quand l’heure de l’indépendance vient à sonner.
Ce débat commence concrètement, pour l’Afrique française, au milieu des années 1950. C’est à cette période que les responsables français se mettent à évoquer officiellement l’« indépendance » du continent. Plusieurs facteurs expliquent ce lent basculement. Et d’abord des facteurs intérieurs. Alors que la France mène une guerre coûteuse en Indochine, l’opinion publique française doute de plus en plus de La pertinence du système colonial. C’est le cas d’une partie du patronat, qui constate que les colonies ne rapportent pas autant qu’on le dit. Edmond Giscard d’Estaing, éminent représentant du patronat colonial en tant que président de la Société financière pour la France et les pays d’Outre-mer (SOFO), émet dès 1953 l’idée d’une « indépendance limitée » comme au Maroc et en Tunisie : « Il faudrait que la limitation de l’indépendance des États associés soit instituée au moment même où cette indépendance serait accordée ; que l’on se mette d’accord sur un statut, que des garanties de bases, de ports, de zones franches soient assurées par traité23. »
Alors que la France, défaite à Diên Biên Phu en mai 1954, doit concéder l’indépendance à l’Indochine et tandis que le Front de libération nationale (FLN) lance la lutte armée en Algérie quelques mois plus tard, l’idée d’indépendance des colonies gagne encore du terrain en métropole. Pendant que Paris négocie dès 1955 l’indépendance des Protectorats tunisien et marocain, proclamée en mars 1956, le journaliste Raymond Cartier s’illustre à l’été 1956 en dénonçant, comme on l’a vu, le coût financier de la colonisation dans les colonnes de Paris Match. Le « cartiérisme » - résumé en une formule célèbre, « la Corrèze avant le Zambèze » - rencontre: d’autant plus d’écho que la conjoncture internationale paraît plus défavorable que jamais aux puissances coloniales. En novembre 1956, les troupes franco-britanriiques, alliées aux Israéliens, sont humiliées en Égypte au Cours de la crise de Suez.
Alliés en Égypte, les Français et les Britanniques ne sont pas sur la même longueur d’onde sur le reste du continent. Londres, plus prévoyante que Paris, ne ferme pas la porte à des indépendances négociées en Afrique subsaharienne. C’est le cas notamment en Gold Coast dont l’indépendance, annoncée en 1956, est officiellement proclamée le 6:mars 1957. La souveraineté de ce nouvel État-nation, qui prend le nom de Ghana, provoque des réactions en chaîne, au Togo et au Cameroun. La partie du Togo sous tutelle britannique, qui s’est prononcée en mai 1956 pour le rattachement à son voisin ghânéen, à l’occasion d’un référendum sous supervision onusienne, accède ainsi à l’indépendance. Les Français, obligés de réagir, organisent un référendum en octobre 1956 au Togo français, qui laisse le choix entre le maintien du statut de territoire sous tutelle de l’ONU ou l’autonomie au sein de l’Union française. Mais le scrutin, qui donne une majorité écrasante à la seconde option, est rejeté par l’Assemblée générale des Nations unies. Constatant que l’option « indépendance » n’a pas été proposée aux Togolais, celle-ci exige l’organisation d’élections sous supervision onusienne. Lesquelles, organisées en avril 1958, donnent une majorité écrasante au parti indépendantiste, le Comité de l’unité togolais (CUT). Son président, Sylvanus Olympio (1902-1963), considéré par les Français comme proche des Anglo-Saxons, traité de subversif et privé de ses droits civiques quelques semaines plus tôt, devient Premier ministre.
La situation politique du Togo a des conséquences au Cameroun, où les autorités françaises craignent qu’un scénario analogue se produise : les Britanniques ont d’ores et déjà annoncé la prochaine indépendance du Nigéria auquel est administrativement rattaché le Cameroon britannique. Pendant que la répression fait rage en Sanaga-Maritime, les stratèges français réfléchissent à un plan politique qui leur éviterait d’être une nouvelle fois pris de vitesse. Il s’agit d’élaborer un stratagème permettant d’amener Le pays à l’indépendance, devenue inévitable, tout en le maintenant dans le giron français.
C’est Daniel Doustin, responsable civil de la ZOPAC, qui formule la stratégie française avec le plus de lucidité et de cynisme. Constatant la popularité du mot d’ordre d’« indépendance » dans les populations camerounaises, il est l’un des premiers à comprendre que cette notion peut paradoxalement servir d’outil de propagande dans la guerre contre-subversive. « Ce terme magique tire essentiellement sa force du fait qu’il est vague, note-t-il dans un bulletin secret une semaine avant le scrutin togolais d’avril 1958 : l’indépendance, c’est la liberté de faire ce que l’on veut, de ne pas payer l’impôt, d’imposer le prix du cacao et du palmiste au taux le plus élevé, etc., etc. L’indépendance c’est le bonheur. Peut-on refuser le bonheur aux gens ?» Puisqu’il est en effet impossible de refuser plus longtemps ce « bonheur », il recommande à ses supérieurs hiérarchiques de se saisit du « terme magique » pour le retourner contre ceux qui réclament l’indépendance : avec le plus d’intransigeance.
Tel est le plan secret qui se met en place au cours de l’année 1958. Dans le droit fil de la stratégie élaborée par Roland Pré en 1955, qui avait réussi à couper l’herbe sous le pied des upécistes en reprenant partiellement leurs mots d’ordre et en les mettant hors du jeu politique légal, les responsables français intègrent le concept d’indépendance dans leurs discours officiels pour mieux diviser le camp nationaliste et dépolitiser le combat de sa frange la plus radicale. Ce faisant, la propagande officielle évolue. Le conflit camerounais n’oppose pas les autorités françaises aux indépendantistes, explique-t-elle, mais les partisans de la « paix » aux tenants du « terrorisme ». Nous ne nous battons plus contre l’« indépendance », note Daniel Doustin dès février 1958, « nous nous battons pour une question de régime ». L’indépendance en vue, il faut s’assurer qu’elle ne profitera pas aux « communistes ».
TODO↩︎