5.6 La généralisation du « modèle camerounais »
Fin 1961, les Français peuvent s’estimer heureux. Malgré - ou plutôt grâce à - une conjoncture particulièrement difficile, en raison du statut juridique du Cameroun et de l’insurrection de l’ALNK, ils ont réussi à maintenir le pays, agrandi de surcroît de quelque 45 000 km2, dans l’orbite de la France. Comment ? En faisant, d’une part, signer au chef qu’ils avaient eux-mêmes installé à sa tête des accords définitifs qui encadrent drastiquement sa souveraineté nationale et en lançant, d’autre part, une répression féroce qui permet de verrouiller sévèrement toute expression démocratique. Les trois années de transition, de 1959 à 1961, ont sans doute fait plusieurs à dizaines de milliers de morts, mais elles ont abouti à un résultat tellement satisfaisant, d’un point de vue politique, que le Cameroun apparaît comme un « modèle » à suivre pour les autres colonies africaines de la France.
Les archives politiques, diplomatiques et militaires françaises montrent en effet que ce pays singulier, jadis considéré comme une « brèche » dans l’empire, est décrit à cette période comme un «exemple ». Certes, les dirigeants camerounais ont obtenu de ne pas être intégrés dans la Communauté franco-africaine créée par la Ve République (une telle intégration risquait d’influencer négativement les référendums dans les British Cameroons). Mais au moment même où les ex-colonies africainés accèdent une à une à l’indépendance aü cours de l’année 1960, et où la Communauté, mal conçue, se délite dans les mois qui suivent, les relations que la France noue avec ces nouvelles nations s’inscrivent dans le sillage camerounais. Leurs armées sont bâties sur le même modèle contre-subversif. Leurs services secrets sont formés à la même école et reliés de façon organique à leurs homologues français. Leurs dirigeants profrançais deviennent à leur tour des apprentis dictateurs confortés par le même type de Constitution inspirée de celle de la Ve République et surveillés de près par les Postes de liaison et de renseignement (PLR) grâce auxquels le SDECE quadrille le « pré carré » français. Tous ces dirigeants signent des accords bilatéraux qui, comparables à ceux qu’Ahidjo avait signés dès 1958, enserrent leur souveraineté de façon draconienne. Et ceux qui s’y refusent sont impitoyablement combattus, comme Sékou Touré en Guinée, ou méthodiquement liquidés, comme Le Togolais Sylvanus Olympio (assassiné en 1963).
Première d’une longue liste de guerres néocoloniales déclenchées par Paris au gré de ses intérêts, l’intervention militaire de la France au Cameroun en 1960 crée par ailleurs un précédent : les dirigeants français n’hésiteront jamais à intervenir directement dans les pays pourtant indépendants d’Afrique francophone. Avec à chaque fois les mêmes méthodes : l’appel à l’aide d’un président fantoche aux abois, une opération camouflée d’une habile propagande, des armes de pointe en appui de troupes de supplétifs locaux, un pilotage depuis l’Élysée hors de tout contrôle parlementaire.
Certes, le Cameroun n’est pas lunique « modèle » : la Françafrique s’invente aussi en parallèle au Gabon de Léon Mba et Omar Bongo ou dans la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny. Mais de nombreuses archives montrent que l’expérience camerounaise sert fréquemment d’étalon et d’inspiration. Les hommes qui ont servi à réprimer les upécistes et à installer le régime Ahidjo dans les années 1957-1961 font largement « profiter » de leur expérience camerounaise les pays où ils poursuivent leurs carrières de coopérants. C’est le cas, pour le maintien de l’ordre, du policier Georges Conan, maître d’œuvre du renseignement successivement en Sanaga-Maritime, dans le Mungo et en région Bamiléké entre 1957 et 1959, puis « directeur des interrogatoires » de la BMM, qui dirigera la police politique gabonaise, sous la houlette de l’ex-chef de région Bamiléké Maurice Delauney, devenu quant à lui ambassadeur de France à Libreville, en lien direct avec Jacques Foccart. Citons également Daniel Doustin, théoricien de la néocolonisation à la camerounaise, qui deviendra directeur de la DST dans les années 1960 et directeur de cabinet du Premier ministre Raymond Barre dans les années 1970. C’est bien sûr le cas enfin de Pierre Messmer, passé du Haut-Commissariat au ministère des Armées, en compagnie du colonel Lamberton, avant d’être nommé à Matignon en 1972 par Georges Pompidou.
Le basculement dé la logique coloniale à la matrice néocoloniale s’accompagne d’une évolution au sein de l’exécutif français : les dossiers africains, cogérés entre différents ministères avant 1961-1962, sont de plus en plus étroitement contrôlés par l’Élysée. C’est de là que Jacques Foccart, conseiller « Afrique » de De Gaulle et homme des réseaux occultes, pilote en parallèle la politique africaine de la France et les activités de ses services secrets, qu’il n’hésite pas à doubler de ses propres réseaux personnels. Cette politique de plus en plus occulte et personnalisée, qui bénéficie du départ de Michel Debré - et de Constantin Melnik, grand rival de Foccart - en avril 1962, permet à l’homme de l’ombre de resserrer les liens avec les dirigeants africains, eux-mêmes de plus en plus « despotiques ». On s’étonne, en fouillant dans ses archives aujourd’hui accessibles, du nombre - et de la futilité parfois - des requêtes que les dirigeants africains adressent à Foccaït, qui quémandent un jour une rallonge de crédit ou la surveillance rapprochée d’un opposant et, le lendemain, une place pour leur fils dans une université française ou - comme Ahidjo en octobre 1962 - une photo dédicacée du général de Gaulle…
Ainsi se met en place ce qu’on appelle la Françafrique, ce système singulier de gouvernance néocoloniale qui permet à un très petit nombre de responsables français en coilusion avec une poignée de dirigeants africains de contrôler à distance et à moindres frais ce que le théoricien de la stratégie contre-subversive Charles Lacheroy qualifiera dans ses Mémoires d’« États tétards » : des États dotés d’une grosse tête, une classe dirigeante repue, et d’un corps étriqué, les peuples « sous-développés » prisonniers d’un système qui les maintient sous la domination de leur ancienne métropole.