5.3 La colonne vertébrale sécuritaire du régime de Yaoundé

Né dans une atmosphère de guerre, c’est tout l’appareil d’État du nouveau Cameroun qui se transforme en machine contre-subversive, sous les dehors pseudo-démocratiques d’une souveraineté de façade. À mesure que les fonctionnaires français cèdent leur place aux Camerounais, à la satisfaction des observateurs étrangers qui se félicitent de la « camerounisation » de l’administration, le pouvoir réel échappe aux nationaux. D’un côté, les Français, devenus « coopérants », restent omniprésents dans les coulisses, dictant souvent leurs lois à leurs nouveaux « patrons ». De l’autre côté, les prérogatives des nouveaux responsables camerounais sont discrètement transférées à des instances supérieures, faisant de leurs fonctions officielles des postes certes gratifiants mais presque honorifiques.

Seuls quelques rares Camerounais ont, au moment de l’indépendance, une certaine influence. Parmi eux, il faut relever le cas de Samuel Kamé. Retors, ultra-autoritaire, adepte inconditionnel des méthodes contre-subversives, cet homme joue à partir de 1957 un rôle important, aux côtés de Maurice Delauney, dans la répression de l’insurrection en région Bamiléké (voir supra, chapitre 3) — dossier qu’il continue à suivre très près par la suite, de façon souvent occulte. Un des rares Camerounais jouissant de la confiance d’Ahidjo, plutôt méfiant à l’égard de ses compatriotes, Kane occupe plusieurs postes discrets mais stratégiques, et devient à cette période l’éminence grise du régime naissant alors même que l’ambassadeur de France signale qu’il « ne cache pas ses préférences pour une politique de style fasciste ».

L’esprit qui préside à la rédaction de la nouvelle Constitution camerounaise au début de l’année 1960 illustre parfaitement le phénomène de camerounisation en trompe-l’œil. Rédigé par deux coopérants, Paul Audat et Jacques Rousseau, le texte constitutionnel est discuté par un comité issu de l’Assemblée camerounaise. Mais c’est en fait loin des regards, en présence d’Ahidjo, de Kamé et des conseillers français, que les décisions sont prises. Jacques Rousseau raconte dans ses Mémoires ses échanges avec Kamé au sein de ce petit comité : « Pour toi, Samuel, la Constitution devrait se réduire à trois articles : 1) le président de la République s’appelle Ahmadou Ahidjo ; 2) il détient tous les pouvoirs de la République ; 3) il les exerce sa vie durant. » Et le même Rousseau d’ajouter : « En réalité, je n’étais pas loin de penser comme Kamé, mais je croyais souhaitable d’habiller convenablement un texte aussi abrupt. » L’habillage consistera à donner à la nouvelle Constitution le même aspect que la Ve>/sup> République française, avec une apparence démocratique, en présence d’un Premier ministre et d’une Assemblée, mais en veillant surtout à conserver l’article 16 - article 20 dans le texte camerounais - qui permet au président de s’octroyer les pleins pouvoirs.

Cette Constitution entre en vigueur après un référendum truqué organisé le 20 février 1960 : les chiffres sont arrangés dans la partie Sud, qui vote majoritairement contre, et les résultats gonflés au Nord, qui vote timidement pour, la même mascarade se renouvelle le 10 avril à l’occasion des élections législatives, qui donnent une majorité au parti d’Ahidjo, l’Union camerounaise, Ahidjo, seul candidat, est désigné par la nouvelle Assemblée au nouveau poste de président de la République et publie immédiatement une ordonnance instituant l’état d’urgence dans onze départements du pays. Les libertés publiques restent étroitement contrôlées et les tribunaux militaires voient leurs compétences élargies. Les autorités françaises constatent une nouvelle fois l’intérêt de l’« indépendance négociée » validée par l’ONU en 1959 : contrairement au Togo, où les référendums et les élections, supervisés par les Nations unies, avaient mis le nationaliste Sylvanus Olympio au pouvoir en 1958 (voir supra, chapitre 4), les scrutins organisés en vase clos au Cameroun deux ans plus tard permettent, selon les termes d’une lettre écrite en janvier 1960, retrouvée dans les archives de Jacques Foccart, « de confier un pouvoir quasi dictatorial à l’homme de confiance d’une certaine France »…

Parallèlement à la mise en place des nouvelles institutions, l’appareil sécuritaire se structure. Créée officiellement en novembre 1959, l’armée constitue l’épine dorsale du nouveau régime. Mais pendant les premières années de l’indépendance, elle reste entre les mains des Français, en raison des accords de coopération militaire signés entre Ahidjo et l’ex-métropole. Il faudra attendre 1965 pour qu’un Camerounais, le général Pierre Semengue, accède au poste de chef de l’armée de terre et 1966 pour que la gendarmerie passe sous commandemment camerounais (et plus tard encore pour l’armée de l’air). Encore faut-il préciser que tout le personnel militaire camerounais est formé - et équipé — par des Français et qu’en raison des circonstances, c’est la doctine de guerre révolutionnaire qui constitue le cœur de cette formation. Les théories du colonel Lacheroy et les enseignements de la bataille d’Alger deviennent l’évangile des nouvelles recrues.

Ainsi, le premier directeur de l’École militaire interarmes du Cameroun (EMIA), en 1960, est un officier français, Jacques-Louis Lefevre, qui à fait ses armes en Indochine et en Algérie, sous les ordres de Bigeard, où il est accusé d’avoir torturé des prisonniers, avant d’être envoyé guerroyer contre les insurgés du Mungo. Les élèves de la première promotion de l’EMIA, baptisée « Indépendance », se souviennent d’un homme brutal, frappant les jeunes soldats et adepte de la torture. Le colonel Paul-Théodore Ndjock, diplômé de cette promotion, nous à ainsi relaté en 2008 : « La gégène, on ne nous l’apprenait pas en cours à l’EMIA, bien sûr. Mais on nous l’a montrée lors d’un stage à la prison centrale de Yaoundé, avec la magnéto sur les parties génitales. » Ce que nous a confirmé le colonel Sylvestre Mang, de la même promotion : « Un para ne peut que donner la coloration paracommando à des jeunes, explique-t-il. [Lefevre] voulait des combattants. L’ambiance avec lui, c’était l’Indochine, c’était l’Algérie. […] Tous les instructeurs étaient comme ça. Même quand on à eu l’indépendance, ils voulaient encore faire la guerre. Ils ont été formés pour ça, ils ont grandi dans cette mentalité. Ça les enrichissait, et ils ont fini par en faire une façon de vivre, une religion. » Lefevre quittera le Cameroun en 1962 - pour rejoindre l’OAS, selon certains témoins -, et sera remplacé à la tête de l’EMIA per d’autres Français jusqu’en 1986.

Si le ministre des Forces armées est un Camerounais à partir de 1960, le vrai patron du ministère est un autre Français, le colonel Jean-Victor Blanc, qui occupe d’octobre 1960 à 1966 le double poste de chef de l’état-major de l’armée camerounaise et chef de la section Forces armées de la mission militaire française. Le général Semengue, qui l’a bien connu, le décrit comme un homme exceptionnel, d’une étonnante discrétion. Simple conseiller technique du ministère des Forces armées, sur le papier, il était en fait omniprésent : « Il faisait les notes du ministre au président… et la réponse du président au ministre ! Donc, en fait, il était tout. Mais il ne semblait pas être tout. » La discrétion du colonel Blanc illustre parfaitement les faux-semblants d’une indépendance factice : devenu très tôt un des hommes de confiance d’Ahidjo, qui appréciait son efficacité autant que sa discrétion, il rend parallèlement des comptes à l’ambassade de France, sa véritable autorité de tutelle. Ce que nous a décrit l’ambassadeur de France Francis Huré, en poste au Cameroun de 1965 à 1968 : « [Blanc était censé n’ ’obéir qu’à Ahidjo. Mais c’était presque une blague. En réalité, Blacn obéissait à Renan [conseiller militaire à l’ambassade de France], et Renan me demandait ce qu’il fallait faire. »

Cette double hiérarchie, maintenue pendant des années, s’observe dans tout l’appareil sécuritaire de l’État du Cameroun, dont il constitue la colonne vertébrale33. La police et les services de renseignement sont eux aussi peuplés de Camerounais formés dans l’ancienne métropole et de « conseillers » français qui, en plus d’aider leurs homologues locaux à mettre sur pied des services « efficaces », les surveillent pour le compte de leurs supérieurs hiérarchiques à Yaoundé et, plus souvent encore, à Paris. Dans cette architecture sécuritaire, il faut mentionner une structure, particulièrement discrète, montée par l’administration coloniale avant même l’indépendance : le Bureau d’études et de documentation (BEDOC), officialisé en mars 1960 et rebaptisé Service d’études et de documentation (SEDOC) l’année suivante. Cette véritable police politique chapeaute un organisme civilo-militaire, composé de gendarmes, de policiers et de militaires français et camerounais, qui fait un usage immodéré de la violence et de la torture, les Brigades mixtes mobiles (BMM). Et, là encore, le phénomène de « doublure » s’observe : rattachée directement à la présidence du Cameroun, elle est en lien quasi organique avec les services de renseignement français, au point que le SEDOC, décrit comme une des « plus efficaces polices politiques d’Afrique noire », n’a longtemps été considéré que comme la succursale locale du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) français.


  1. TODO↩︎