3.7 Septembre 1958 : l’élimination de Ruben Um Nyobè
Après quelques mois d’opérations, les autorités françaises parviennent peu à peu à imposer leur « ordre » en Sanaga-Maritime. Mis sur pied dans l’urgence fin 1956, le CNO, affaibli, isolé et mal équipé, est incapable de tenir tête à l’armée française et à ses supplétifs qui, en surnombre, ne reculent de surcroit devant aucune atrocité. En plus de ce rapport de forces particulièrement défavorable aux insurgés, il faut souligner une autre asymétrie qui n’est pas sans conséquence sur les résultats obtenus par les autorités françaises : celle de l’information.
Considérant que la «guerre moderne » est avant tout une guerre politique, idéologique et psychologique, les théoriciens et les praticiens de la DGR accordent une attention particulière à la question de l’« opinion publique ». Considéré comme un spécialiste de la question (il enseignait la « guerre psychologique » à l’École supérieure de guerre, à Paris, en 1955}, Jean Lamberton met tout en œuvre pour filtrer les informations qui parviennent en métropole. «Il ne faut pas que l’on parle de ce qui se passe en Sanaga-Maritime, écrit-il en mars 1958. Jusqu’à maintenant nous y avons réussi — il faut faire régner le silence. »
Alors que la propagande qu’il diffuse dans les camps de regroupement n’a qu’un faible impact sur les populations locaies, le black-out qu’il impose sur les opérations militaires se révèle particulièrement efficace. Contrairement à l’Algérie, où les méthodes de l’armée française font à la même époque l’objet de vives polémiques en métropole, le drame qui se déroule au Cameroun passe totalement inaperçu.
En dehors de la presse communiste, qui publie quelques articles sur la base des rares informations qui circulent, les seuls journaux qui s’y intéressent sont ceux qui diffusent la propagande militaire française et qui la félicitent pour son action contre les « bandes rebelles », invariablement décrites comme un ramassis de « sauvages » irrécupérables et sanguinaires, gavés de « communisme » et de « sorcellerie ». Les voix dissidentes qui tentent, au Cameroun ou en France, de faire entendre une version différente sont systématiquement « réduites au silence. Ce sera le cas du journal camerounais L’Opinion, dont l’animateur, Marcel Bebey-Eyidi, est incarcéré dès le 23 décembre 1957 pour « reconstitution de ligue dissoute ». Ou encore d’une brochure, intitulée « Nazisme et Attila au Kamerun » et diffusée en métropole par la FEANF, saisie en juin 1958.
Alors que la résistance upéciste faiblit de jour en jour en Sanaga-Maritime, l’étau se resserre autour d’Um Nyobè. Redoutable organisateur, jouissant d’une aura considérable dans la région et conservant des contacts à l’extérieur du pays, c’est sur lui seul, estime l’armée française, que repose l’avenir de l’insurrection. Voilà comment Lamberton décrira Um Nyobè dans son rapport final sur la pacification en Sanaga-Maritime : « Dans son maquis inconfortable et précaire, il accomplit un travail considérable, rédigeant des instructions toujours claires et précises, des articles de journaux, des tracts et des brochures de propagande, entretenant une volumineuse correspondance avec les antennes de l’UPC au Cameroun, à Paris, à Toulouse…, avec les étudiants camerounais à l’étranger, avec des journalistes en France et tout aussi bien avec d’infimes militants de la Sanaga-Maritime ; discutant un point d’organisation ou de doctrine avec celui-ci, nourtissant une polémique avec celui-là ; soutenant la foi des humbles et des évolués, qu’il s’efforçait inlassablernent d’instruire et de convaincre… »
Un tel ennemi doit être éliminé. Ce qui sera fait au cours d’une opération exécutée le 13 septembre 1958, grâce à des renseignements obtenus par la torture d’une prisonnière. L’élimination physique du leader kamerunais, effectuée lors d’une expédition en « zone interdite » par une patrouille regroupant des soldats camerounais et tchadiens dirigés par des officiers français, illustre bien les méthodes de la DGR. La propagande organisée autour de sa mort également : le cadavre d’Um Nyobè sera traîné au sol, exhibé en public, photographié puis enterré sous une chape de béton. La profanation du corps de celui qui était localement regardé comme un héros, voire comme un prophète, est ensuite exploitée abondamment dans tout le pays pour obtenir un « effet psychologique » maximal sur la population, abreuvée de tracts annonçant la mort du « dieu qui s’est trompé ». Avec un certain succès : dans les semaines qui suivent, des milliers de « maquisards », découragés, sortent de la clandestinité et se rallient la mort dans l’âme à l’administration coloniale. La ZOPAC est officiellement dissoute à la fin de l’année 1958.