6.1 Le maquis affaibli
Après cinq ans de guerre contre les forces franco-camerounaises, l’insurrection upécisté se trouve dans une situation périlleuse au début des années 1960. C’est le cas sur le « front intérieur », c’est-à-dire dans les maquis qui poursuivent le combat dans la région de l’Ouest, dans le Mungo, en Sanaga-Maritime ou dans le Wouri. Bombardés, torturés, traqués, assaillis par la faim et la maladie autant que par leurs adversaires, les chefs « rebelles » peinent à se coordonner. Théoriquement dirigée par Martin Singap et comptant encore plusieurs milliers de combattants, l’ALNK sombre dans le chaos au tournant de l’année 1961. Alors que les liaisons entre les maquis sont de plus en plus difficiles et que les directives arrivent souvent dans le désordre, les lieutenants de Singap rechignent à se plier aux décisions de l’état-major, les scissions et querelles intestines se multiplient et on voit même apparaître des bandes armées autonomes qui, en dehors de toute stratégie d’ensemble, lancent des opérations contre les forces de l’ordre, contre les villageois ou même contre d’autres groupes insurgés. Parfois court-circuité par ses subor- donnés, Singap lui-même s’élève contre les instructions envoyées par le Bureau du comité directeur de l’UPC en exil.
Il faut dire que l’empoisonnement de Félix Mournié, fin 1960, a porté un coup très dur au « front extérieur », c’est-à-dire aux responsables de l’UPC qui, dispersés dans les différents bureaux installés en Afrique, à Accra, à Conakry, à Rabat, au Caire et bientôt à Alger, tentent de porter la parole du mouvement sur la scène internationale et de rassembler des soutiens à la guérilla intérieure. Reconnu par les gouvernements progressistes comme le représentant de la « révolution kamerunaise », le président de l’UPC avait réussi à maintenir une certaine unité à la tête du mouvement. Sa disparition change la donne. Jusque-là contenus, les désaccords stratégiques, les luttes de clans, les conflits de générations, les rivalités personnelles et, parfois, ethniques se révèlent au grand jour. La suspicion est telle, entre les exilés, que la situation dégénère en guerre ouverte à partir de 1961, les uns accusant les autres de vouloir saboter l’« effort révolutionnaire », voire de comploter secrètement avec l’«ennemi impérialiste ». L’évolution de la situation internationale, marquée à cette période par la rivalité croissante entre Moscou et Pékin, sert de catalyseur et de cache-sexe à cette guerre intestine. Habillant leurs rivalités de pseudo-arguments théoriques, et cherchant à se faire adouber par de puissants parrains, les upécistes « prochinois » consacrent une énergie folle à discréditer les « prosoviétiques », qui en font autant.
Alors que les combattants de l’intérieur se débattent dans la boue et sous le feu continu de l’armée francocamerounaise, la lutte des upécistes en exil - qui se revendiquent pourtant du « peuple kamerunais » - sombre ainsi dans une abstraction de plus en plus chimérique. Le seul qui échappe peu ou prou à ces dissensions internes est Ernest Ouandié. Au lendemain de la mort de Moumié, le vice-président de l’UPC décide de retourner clandestinement au Cameroun pour relancer la lutte intérieure. Arrivé au pays quelques semaines avant la mort de Singap, fauché par une patrouille franco-camerounaise en septembre 1961, celui qui se fait désormais appeler « camarade Émile » découvre avec stupeur l’état de déliquescence des maquis intérieurs. Avec méthode et opiniâtreté, en s’appuyant sur quelques combattants camerounais formés politiquement et militairement à l’étranger, il parvient pourtant en quelques mois à redonner une structure cohérente à l’ALNK et à rassembler une partie des maquis dispersés.
Le succès du « camarade Émile » se lit dans les rapports de la police, de l’armée et des services de renseignement. Plutôt confiants dans les mois précédents, ces derniers se montrent plus fébriles à partir de 1962. Informés du retour de Ouandié, ils peinent cependant à le localiser et s’inquiètent même, à tort, de voir des « étrangers » débarquer au Cameroun pour seconder les rebelles. « Ça commence !, enrage un général français croyant avoir débusqué des agents FLN dans la brousse camerounaise quelques mois après l’indépebdance de l’Algérie. Bientôt il y en aura partout en Afrique francophone. » Louant les talents d’« organisateur » et de « propagandiste » du nouveau chef de la rébellion intérieure, le colonel Blanc, l’homme de l’ombre du ministère des Forces armées camerounaises (FAC), paraît lui aussi particulièrement inquiet. « La situation me paraît sinon alarmante, du moins sérieuse, écrit-il en mars 1963 dans un rapport secret envoyé au gouvernement français. Les rebelles ont auprès des populations dans le Mungo et le Bamiléké (un quart de la population) une audience plus forte que celle du gouvernement. La preuve en est dans le double fait que, malgré les coups qui lui sont portés, le recrutement de la rébellion n’a jamais tari [et] jamais la population n’a renseigné spontanément les forces de l’ordre. »
Jusqu’au début des années 1970, les maquis parviendront à survivre dans le Mungo, à l’Ouest et, dans une moindre mesure, en Sanaga-Maritime. En déplacement constant, Ouandié installe sa base de commandement dans la région Bamiléké, depuis laqueîle ses hommes et lui continueront à tenir tête au régime pendant près de dix ans. Malgré quelques succès et une détermination à toute épreuve, cette décennie de résistance paraît pourtant de plus en plus désespérée. Ouandié perd son dernier agent de liaison, Emmanuel Fankam (alias « Fermeté »), dès 1964, ce qui le coupe presque totalement du reste du monde. Soumis à l’offensive permanente des troupes franco-camerounaises, les effectifs de L’ALNK fondent inexorablement.