3.6 1957-1958 : « pacification » en Sanaga-Maritime
Au cours de l’année 1957, le Cameroun bascule sans retour dans la violence, ou plutôt, pour parler comme les militaires français : dans la guerre. « La recherche, la poursuite, la capture et la destruction de bandes armées localisées et repérées ne constituent plus une opération de rétablissement de lordre, mais une “opération de guerre” », note par exemple le général Louis Dio, commandant supérieur des forces armées de la zone de défense d’AEF-Cameroun, le 30 avril 1957. « Nous risquons d’aïler allégrement vers une petite Algérie », prévient de son côté Daniel Doustin, responsable politique du Sud-Cameroun et bras droit de Pierre Messmer.
C’est précisément ce qui se passe au cours de l’année 1957. Pas tant à cause de la résistance nationaliste qui, quoique particulièrement combative et bien organisée, ne possède presque aticun armement. Mais plutôt en raison de la détermination des autorités françaises qui, cherchant à éradiquer définitivement l’upécisme, adoptent les mêmes méthodes qu’en Algérie. Tel est en tout cas le sens de la décision de Pierre Messmer lorsqu’il donne son feu vert à une opération civilo-militaire directement inspirée de la doctrine de guerre révolutionnaire : la mise en place de la Zone de pacification de la Sanaga-Maritime (ZOPAC).
Deux hommes sont à la manœuvre. Côté civil : Daniel Doustin (1920-2004), qui peut être considéré comme le précurseur de la « politique de choc ». Ancien directeur de l’information en Indochine puis chef de région du Nyong-et-Sanaga, cet administrateur, fin tacticien, avait dans un premier temps regretté le piège tendu par Messmer aux upécistes - une « erreur », écrivait-il dans un rapport secret, qui avait « jeté l’UPC vers une solution de violence ». Mais une fois l’erreur commise, Doustin estime qu’il faut aller de l’avant et engager l’épreuve de force. Côté militaire, c’est un théoricien de la DGR, le lieutenant-colonel Jean Lamberton (1911-2004), qui prend les commandes. Comme tous ceux qui mettent en œuvre cette stratégie au Cameroun, il a été marqué personnellement par la guerre d’Indochine et cherche une revanche au cœur de l’Afrique.
Ensemble, ils créent donc la ZOPAC, à l’existence limitée dans le temps (entre décembre 1957 et décembre 1958) et dans l’espace, la Sanaga-Maritime, où est installé avec cette opération un régime d’exception destiné à briser le cœur de l’insurrection. Sept compagnies parachutistes venues d’AEF sont mises à la disposition de Lamberton, 1 500 hommes au total. Comme lors de la bataille d’Alger lancée quelques mois plus tôt, toutes les leçons de la DGR sont mises en œuvre dans la bataille de la ZOPAC : quadrillage du territoire divisé en « quartiers » et « sous-quartiers », déportation des populations dans des camps de regroupement, mobilisation de milices de combat, exécutions extrajudiciaires, action psychologique, disparitions forcées, torture…
La première phase d’établissement de la ZOPAC, préalable aux autres opérations, est le regroupement forcé des populations dans des villages fortifiés créés de toutes pièces par l’armée française. C’est une constante de la guerre révolutionnaire, depuis les premières expériences de ce type menées au Cambodge en 1952 jusqu’à l’Algérie à partir de 1956, en passant par la « villagisation » effectuée par l’armée britannique en pays Kikuyu au Kénya20. En quelques semaines, une grande partie de la population de Sanaga est arrachée à son environnement quotidien, caractérisé par un habitat dispersé, pour être regroupée le long des routes, derrière des murs de barbelés. Cherchant à « vider l’eau du bocal » pour mieux « attraper le poisson », la méthode est simple et brutale : les cultures sont saccagées et les villages détruits pour obliger les villageois privés de ressources à se mettre sous la « protection » des autorités.
Sommés de choisir entre le maquis et le camp, les habitants de la région sont ainsi transformés en un peuple de réfugiés. Ceux qui rejoignent les villages fortifiés sont agglomérés dans des cases de fortune, approvisionés par l’armée et étroitement surveillés, chaque déplacement nécessitant un laissez-passer. À l’intérieur des camps, les cases sont numérotées, l’appel est fait à l’improviste pour débusquer les individus qui s’absenteraient pour rejoindre le maquis. Et les villageois sont abreuvés de slogans destinés, selon l’expression consacrée, à « retourner psychologiquement » les populations regroupées. « UPC égale Tsé Tsé ; elle pique, elle endort, elle tue », répète ainsi la propagande de Jean Lamberton. Ou encore : « En forêt se cachent la bête féroce et l’homme criminel. »
Le reste du territoire, non contrôlé par l’armée, est déclaré zone interdite : chaque personne qui s’y trouve est ipso facto hors-la-loi et traitée comme tel. Des patrouilles militaires et des milices sont envoyées dans ces « zones infestées » pour traquer et éliminer les rebelles. Menées par des hommes sans scrupule, comme Pierre Dimala ou Jacques Bidjoka, ces forces supplétives font régner la terreur. Connaissant intimement le territoire et la société bassas, elles portent des coups sévères au CNO et commettent des exactions à grande échelle, à la grande satisfaction des officiers français. Se contentant d’engranger les résultats, ces derniers ferment les yeux sur les méthodes employées dans cette guerre invisible qui a de surcroît l’avantage d’être particulièrement économique… Arrêté en 1961 pour avoir assassiné un préfet, Bidjoka avouera par exemple avoir « tué plus de six cents personnes, sur pression des colonialistes », notamment en les précipitant au-dessus du fleuve Sanaga.
Conformément aux fondamentaux de la DGR, les officiers français de l’état-major de la ZOPAC et leurs supplétifs camerounais livrent en 1958 une guerre pour le renseignement. Pour ce faire, la torture est abondamment utilisée, notamment par le policier Georges Conan, tout-puissant directeur du « commissariat spécial » d’Éséka - un homme particulièrement « brutal », selon le terme utilisé par Lamberton dans ses notes personnelles. Les policiers ne sont cependant pas les seuls adeptes de la « question », précisera plus tard Roland Barachette qui était, fin 1958, le chef administratif de la Sanaga-Maritime. Faisant allusion à une « section qui revenait d’Algérie », avec à sa tête un « lieutenant parachutiste français », il témoigne : « Ils interrogeaient comme en Algérie, avec la méthode de la baignoire. Ils avaient pris de mauvaises habitudes. »
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