3.1 Le temps des « modernisateurs » : Roland Pré et Pierre Messmer

Au Cameroun, cette politique est menée par les deux hauts-commissaires qui se succèdent à Yaoundé au mitan des années 1950 : Roland Pré, nommé en décembre 1954, et Pierre Messmer, qui le remplace en avril 1956. Ces deux quadragénaires, qui ont fait leurs armes dans la Résistance contre le nazisme, apparaissent comme des « modernisateurs ».

Ancien ingénieur des Mines, le premier, qui a précédemment occupé le poste de gouverneur au Gabon, en Guinée puis en Haute-Voita, s’est particulièrement intéressé aux questions géostratégiques et économiques. Anticommuniste passionné, il rêve d’une Puissante « Eurafrique » susceptible, aux côtés des États-Unis, de rivaliser avec l’Union soviétique et la Chine. L’heure, estime-t-il en ces temps de guerre froide, n’est plus à l’indépendance nationale mais à l’interdépendance des nations dans le cadre de « grand ensembles géostratégiques. Rompant avec ses prédécesseurs, il n’hésite donc pas à évoquer l’« autonomie », voire la future « indépendance », du Cameroun. « L’indépendance formelle est une notion périmée », explique-t-il dans une circulaire adressée en février 1955 à ses subordonnés. Il s’agit donc moins de lutter contre le « nationalisme » que « d’en contrôler l’expression [et] d’en canaliser les aspirations » pour le rendre compatible avec l’« union européenne africaine » sous contrôle français que Roland Pré appelle de ses vœux.

Aujourd’hui plus connu, en raison de sa carrière ultérieure qui lemmènera jusqu’à Matignon, Pierre Messmer est à l’époque un personnage moins original. Formé dans les années 1930 à l’École nationale de la France d’Outre-mer, engagé dans les Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre mondiale et passé dans les années 1940 par l’Indochine (où il est brièvement fait prisonnier par le Viêt-minh), ce bon soldat du colonialisme français est nommé gouverneur en Mauritanie (1952-1954) puis en Côte d’Ivoire (1954-1956). À l’issue de son séjour à Abidjan, où il travaille main dans la main avec Houphouët-Boigny, dont il partage la philosophie « françafricaine », Gaston Defferre l’embauchera comme directeur de cabinet au ministère de la France d’Outre-mer pour finaliser ta rédaction de la loi-cadre qui portera son nom.

Ce qui rapproche Pré et Messmer, c’est leur intérêt prononcé pour les nouvelles doctrine militaires élaborées au cours des années 1950 au sein de l’armée française. Défaite quinze ans plus tôt par les nazis, cette dernière subit une nouvelle humillation à Diên Biên Phu en mai 1954. Terrassée par le Viêt-minh, longtemps regardé avec hauteur comme une armée de va-nu-pieds, la hiérarchie militaire française se penche sur les théories élaborées par une nouvelle génération d’officiers qui proposent de réformer radicalement les doctrines de combat. La guerre, estime la jeune garde, n’est pas qu’un confit militaire, c’est une affaire politique, idéologique et même psychologique qui engage la population tout entière. Face à une armée de partisans qui mène une « guerre révolutionnaire », conformément aux enseignements de Mao Zedong, et qui se fond dans la population civile « comme un poisson dans l’eau », il convient d’élaborer de nouvelles techniques de guerre.

C’est dans le cadre de cette réflexion que s’élabore comme nous l’avons évoqué dans l’introduction la doctrine de la guerre révolutionnaire (DGR). Cette doctrine, en fait contre-révolutionnaire, propose de subvertir l’adversaire en imitant ses méthodes. Elle peut se résumer en trois « p ». Il s’agit d’abord d’une guerre préventive qui doit permettre d’agir avant que l’ennemi (le poisson) ne « contamine » la population (l’eau). Cette guerre est ensuite conçue comme populaire, puisqu’il s’agit d’obliger la population à se défendre elle-même contre l’ennemi. Cette guerre est enfin psychologique, car l’enjeu n’est pas seulement de mobiliser les hommes physiquement, mais de les faire adhérer mentalement aux projets politiques et idéologiques des autorités politico-militaires.

Le caractère foncièrement antidémocratique d’une telle doctrine n’échappe pas à ses promoteurs. Dans un document intitulé « La campagne d’Indochine ou une leçon de “guerre révolutionnaire” » partiellement publié en août 1954 dans Le Monde, l’un des principaux concepteurs de la DGR, le colonel Charles Lacheroy, explique : « Le Viêt-minh a mis au point une organisation populo-politico-policière, sans doute révoltante pour la conscience humaine, mais qui est une arme dont l’efficacité militaire est malheureusement indéniable et, sans doute, déterminante. Ne pas s’en servir, c’est jouer perdant16. »


  1. TODO↩︎