1.6 Colons vs syndicalistes
Si le relatif libéralisme qui inspire certains textes internationaux encourage ces mouvements, il ne faut pas sous-estimer l’influence d’autres courants de pensée qui, moins focalisés sur les principes du « droit international », mettent on revanche en avant l’idéal de justice sociale. Comme l’ont suggéré nombre d’historiens, la notion d’égalité, dans son inscription quotidienne et concrète, joue un rôle au moins aussi déterminant dans la prise de conscience politique des colonisés que l’idée relativement abstraite de « nation » qui, on l’a vu, demeure longtemps incertaine, hybride et paradoxale.
Loin d’avoir le monopole parmi ces nouveaux courants de pensée, le communisme, porté par l’Union soviétique après 1917 et apparemment triomphal en 1945, joue cependant un rôle décisif. Certes, la pensée communiste, telle qu’elle est formulée par les partis révolutionnaines européens au cours des XIXe et XXe siècles, a mis du temps à pénétrer dans les colontes : la circulation d’une telle littérature était strictement contrôlée par une administration particulièrement conservatrice. Mais la soif de justice des colonisés, confrontés à un redoutable système d’exploitation économique et d’inégalités socio-raciales, incite un nombre croissant d’entre eux à s’y intéresser ou, du moins, à y voir des résonances avec leur situation concrète. À mesure que les échanges formels et informels se développent avec le reste du monde, l’écho des réflexions marxistes, des doctrines léninistes, voire des congrès anti-impérialistes de Bakou (1920) et de Bruxelles (1927), parvient aux colonies.
Le syndicalisme - pas toujours d’inspiration communiste - joue un rôle éminent dans la structuration des mouvements sociaux et la coordination des travailleurs africains en lutte. Partout en Afrique, le sentiment de révolte des colonisés, longtemps étouffé et diffus,trouve à s’esprimer dans les organisations syndicales enfin ouvertes aux indigènes. Des groupements de planteurs, de fonctionnaires, d’anciens combattants se structure pour réclamer leurs droits. Ce sont ces revendications concrètes et immédiates qui servent de terreau à des mots d’ordre plus larges, où la soif de justice individuelle rencontre le désir d’émancipation collective. L’égalité concrète, expliquent les syndicalistes, n’est pas possible dans une société assujettie, soumise au bon vouloir d’une petite caste venue de l’étranger.
Le syndicalisme naissant devient ainsi la plateforme où se rencontrent les revendications sociales et les aspirations nationales. Il favorise aussi la rencontre entre militants européens et africains. Telle est l’alchimie qui se produit au Cameroun autour du militant communiste Gaston Dannat. Affecté au Cameroun en avril 1944, cet instituteur français prend contact avec des petits fonctionnaires européens ’istes et avec des activistes africains, dont certains sont issus de la Jeucafra. S’inspirant d’initiatives similaires dans d’autres colonies françaises d’Afrique, ce petit groupe constitue un « Cercle d’études marxistes », qui fait office de lieu d’échange et de formation politique. C’est de ce groupe qu’émerge, fin 1944, quelques mois après la conférence de Brazzaville, l’Union des syndicats confédérés du Cameroun (USCC), affiliée à la Confédération générale du travail (CGT) française.
La structuration du mouvement syndical inquiète évidemment les colons européens qui profitent de l’inégalité consubstantielle au régime colonial. Particulièrement réactionnaires, les colons français du cameroun organisent à Douala, du 2 au 8 septembre 1945, des « États généraux de la colonisation française » auxquels ils convient leurs homologues d’Afrique subsaharienne française. « L’une des erreurs fondamentales de la conférence de Brazzaville, lance à cette occasion le leader des colons d’AEF, est d’avoir voulu brûler les étapes en niant les lois biologiques de l’espèce pour l’évolution des races. » Ainsi se creuse le fossé, déjà profond, entre les colons et les indigènes. Quand les premiers multiplient les gestes d’arrogance et de défi à l’égard d’une administration coloniale qu’ils jugent laxiste, les seconds profitent de l’« esprit de Brazzaville » pour faire avancer leurs revendications.
Quelques jours après les « États généraux » des colons et au moment même où la Jeucafra se réunit en congrès dans la capitale économique, la rivalité tourne à l’affrontement sanglant. Prenant prétexte d’une grève de cheminots, fin septembre 1945 à Douala, et d’une manifestation qui prend des accents antieuropéens, les colons lancent en représailles une vaste chasse à l’homme. L’administration, dépassée, se range de leur côté, leur fournit des armes et autorise l’aviation à mitrailler la foule indigène. Le bilan de ce massacre, qui n’est pas sans rappeler, à une moindre échelle, les événements de Sétif et Guelma, en Algérie, quelques semaines plus tôt, ne sera jamais connu (voir encadré).
Les émeutes de septembre 1945 à Douala
Le 20 septembre 1945, les cheminots camerounais de Bonabéri, dans la banlieue de Douala, entament une grève pour obtenir une augmentation de salaire. Face à l’intransigeance de l’administration coloniale, les grévistes et les jeunes chômeurs débordent les syndicats récemment autorisés. Au fil des jours, la grève s’étend à Douala. Le 24 septembre, un rassemblement de plusieurs milliers de personnes tourne à l’émeute, des coups de feu auraient été tirés, des magasins sont pillés, la prison de New-Bell encerclée. Certains colons répliquent alors par une véritable vendetta. « La foule européenne grossissait à vue d’oeil, en proie à une excitation violente, les femmes hurlaient des menaces de mort, les hommes vociféraient qu’il fallait pendre les syndicalistes, fusiller les communistes et décimer sans pitié les Nègres pour rétablir l’ordre », écrit l’adjoint du gouverneur dans ses mémoires. Le syndicaliste français Étienne Lalaurie manque de peu «l’être lynché par la foule des colons, qui va jusqu’à envahir l’aéroport de Douala pour ordonner à l’avion qui l’exfiltrait de faire demi-tour.
Le gouverneur Henri Pierre Nicolas cède alors aux colons qu’il arme, en même temps qu’il autorise l’aviation à utiliser les mitrailleuses « si nécessaire, pour dégager terrain ». La chasse à l’homme commence. L’épisode le plus spectaculaire est le mitraillage des émeutiers camerounais par l’aviation, tandis que, au sol, des mitrailleuses installées sur des camions complètent le dispositif. « Javais reçu comme ordre verbal du capitaine Valentin de tirer à vue sur tout indigène pendant les heures de couvre-feu (19 heures à 6 heure) », témoignera plus tard un lieutenant de gendarmerie. Comme l’indique un rapport de police, une quinzaine de cadavres de Camerounais seront repêchés dans Le Wouri : « Tous [ont] été abattus dans le dos, le plus souvent avec des fusils de chasse. » Le bilan des événements de septembre 1945 reste, aujourd’hui encore, très flou. Le bilan officiel est de neufs tués. L’adjoint du gouverneur évoquera une « soixantaine de morts », tandis que Pierre Messmer, futur haut-commissaire de la France au Cameroun, parlera de soixante-dix à quatre-vingts morts. Mais le bilan est sans doute bien plus élevé.