La philosophie des massacres du pilote Max Bardet

Nous avons donc cherché à en savoir plus sur ce pilote d’hélicoptère. Les éditions Grasset, qui avaient publié son livre, ne se sont pas montrées particulièrement coopératives. « Le livre est ancien, nous a-t-on répondu en substance. L’homme que vous cherchez est peut-être mort… » Quant à la co-auteure du pilote, une certaine Nina Thellier, qui l’avait aidé à accoucher de son manuscrit, elle demeurait également introuvable. Présentée dans le livre comme une « femme d’affaires américaine », attachée de presse du Paris-Dakar et « directrice d’un cabinet de relations publiques à Paris », elle s’était apparemment volatilisée.

Nous avons aussi contacté un autre homme : Constantin Meinik (1927-2014). Responsable des services secrets à Matignon entre 1959 et 1962, grand rival à l’époque de jacques Foccart (1913-1997), le puissant conseiller du général de Gaulle, Melnik s’était fait par la suite une spécialité dans les romans à clé, publiant plusieurs livres dans lesquels il narrait ses exploits passés, en mêlant habilement la fiction et la réalité. Directeur de collection chez Grasset, c’est lui qui avait fait publier O.K. Cargo !. Melnik demeurant muet, nous en étions venus à douter de l’existence même du pilote d’hélicoptère dont le nom n’apparaît sur aucune des milliers d’archives militaires que nous avions consultées. La quatrième de couverture du livre ne le qualifiait-elle pas de « légendaire » ?

Quelque temps après la publication de notre enquête, dans laquelle nous évoquions ce mystérieux pilote, un lecteur nous écrivit pour nous révéler que Max Bardet — c’est son nom - était moins « légendaire » qu’on aurait pu le croire. Ayant effectué « [son] service militaire sur la base aérienne 174 à Douala, au Cameroun, en 1963-1964 », il avait « bien connu » Bardet. Passionné par le Cameroun, où il avait vécu de 1957 à 1965, notre lecteur prenait cependant ses distances avec OK, Cargo ! : « Les chiffres des morts annoncés par le sergent-chef Bardet sont effarants et invraisemblables. »

Reste que le fantôme existait. Il répondait même au téléphone. Max Bardet accepta sans difficulté de nous recevoir chez lui, dans la banlieue d’Albi, un jour d’été 2014. Son témoignage n’éclaircit pas pour autant tous les mystères. Tant s’en faut. Car l’homme, qui n’hésite pas à donner une dimension épique à ses aventures africaines, laisse dans l’ombre d’innombrables détails. L’identité des protagonistes par exemple, désignés par des pseudonymes dans son livre, reste désespérément absente. « Je me suis fait un devoir systématiquement d’oublier le nom de tous ces gens-là, nous explique-t-il. Je les ai oubliés, et c’est pas des blagues, je vous mens pas, je les ai oubliés. J’ai vu trop de choses, j’ai fait trop de choses, j’ai entendu parler de trop de choses. »

Qu’a vu et qu’a fait Max Bardet au Cameroun ? Après plusieurs heures d’entretiens avec lui, il reste difficile de répondre à cette question avec certitude. Car son récit est un mélange foisonnant de faits avérés, d’affirmations plausibies, d’allégations invérifiables, de souvenirs traumatiques, de trous de mémoire et de fanfaronnades. Le tout saupoudré de quelques contradictions et de silences éloquents. Essayons cependant d’y voir plus clair.

Max Bardet est avant tout un soldat perdu de l’Algérie. Proche de l’Organisation armée secrète (OAS), à laquelle il prêtait sa voiture les soirs de ratonnades à Alger, c’est en guise de sanction qu’il est muté au Cameroun en 1962. Considéré par Pierre Messmer, alors ministre des Armées, comme un « élément indésirable », il est muté à Douala, la capitale économique du Cameroun. En marge des « unités combattantes », il est placé sous l’autorité intermittente d’un mystérieux « capitaine », qu’il appelle « Leroy » dans son livre mais dont il dit avoir oublié le nom. Le capitaine ne tenait manifestement pas à se faire remarquer, précise Bardet : « Est-ce que c’était un mec des services ou de je sais pas quoi. Allez savoir… »

Après des années de combats en Algérie, la vie à Douala paraît bien calme à ce baroudeur avide d’action et de coups d’éclat. « La guerre était finie, raconte-t-il en faisant allusion aux graves événements qui avaient précédé son arrivée au Cameroun mais dont il ignore apparemment presque tout. On pouvait aller en ville sortir. Avec ma femme, on allait danser dans les boîtes, tout le monde s’entendait bien, c’était formidable, on vivait comme si on avait été chez nous.» Alors que l’ambiance reste inchangée à Douala, ses activités de pilote, qui consistaient dans un premier temps à transporter les responsables de l’armée française au Cameroun, changent brutalement de nature dans le courant de l’année 1963 : « Tout d’un coup, le capitaine m’a fait découvrir que la guerre existait encore, qu’elle était là. »

Le voilà embarqué dans des actions secrètes dans la région de l’Ouest-Cameroun, autrement appelée région Bamiléké, territoire vallonné situé à une centaine de kilomètres de Douala. Alors qu’il n’a, aujourd’hui encore, qu’une très vague idée de la situation politique du Cameroun à l’époque, sujet qui l’intéresse assez peu au demeurant, il décrit en détail les « massacres » auxquels il a participé.

Un catalogue d‘horreurs. Dans le récit qu’il nous livre, dont les épisodes les plus sombres sont absents de son ouvrage, il est question par exemple de vastes opérations contre des villages rebelles au cours de l’année 1963. Des troupes africaines fidèles au gouvernement en place, ivres de vin de palme, vidaient les cases avec une violence extrême. « Ils abattaient tout le monde, les femmes, les enfants… Les hommes encore ils les abattaient à la kalachnikov. Mais les femmes, ils les abattaient, ils leur coupaient les seins, ils les éventraient, surtout les femmes enceintes. Que faisait le pilote pendant ce temps-là ? Il survolait la zone et veillait à ce que personne ne s’échappe : « Le gars à côté de vous à la radio dit “deux fuyards au nord-est”. Paf, un coup de Jeep, deux rafales de mitraillette… » Il fallait éviter que les fuyards aillent « raconter ce qui se passait », précise-t-il. Max Bardet dit avoir participé à trois reprises à des opérations de ce type. Ces « massacres contrôlés », comme il les appelle, auraient causé la mort de près de 1500 personnes,

Le pilote évoque aussi le « bennage », qui consistait à jeter dans les rivières les gens fraîchement assassinés : « Quand on me l’a raconté au début, j’y croyais pas. On m’a dit : “Tu sais c’est vite fait, quand il y a des trucs, on les balance dans le Noun, avec les camions.” J’ai dit : “Non, vous déconnez…” “Tu vas voir, dans la vallée du Noun, la rivière est blanche des ossements des morts.” Et je l’ai vu : des centaines de cadavres. Mais c’était que des os. Je me suis dit : “Merde, c’est la vérité.” »

Ce qui surprend dans le récit de Bardet, c’est qu’il semble avoir développé une sorte de philosophie des massacres. Il en distingue deux variétés en fonction de la méthode employée. « Massacrer des gens, ça peut se comprendre, quand vous les massacrez, comment dirais-je, proprement. Vous abattez des gens à la kalachnikov ou à la mitrailleuse, vous les mettez en rang : tac tac tac. Ils sont morts, ils sont morts. Mais quand vous massacrez des gens à coups de machette pour le plaisir… Parce que c’est pour le plaisir, hein ! Ils avaient besoin de ça, je sais pas pourquoi, qu’est-ce que ça peut leur apporter ? Aller couper les pieds à un mec qui est mort, qu’est-ce que ça va vous rapporter ? » Il y aurait donc des massacres civilisés et des massacres sauvages…

Bardet ne dit pas dans quelle catégorie il place l’utilisation des « grenades au phosphore » jetées depuis l’hélicoptère sur les maquisards en fuite, dont son capitaine était un adepte fervent. Mais on le devine en l’entendant décrire les corps brûlés des victimes dont on pouvait tout de même identifier les visages : « Impeccable ! »