6.5 De Pompidou à Hollande : le triomphe du système « françafricain » au Cameroun

Si Pompidou peut ainsi afficher sa décontraction, alors même que le régime de Yaoundé vient d’assassiner la dernière grande figure de la résistance kamerunaise au terme d’une parodie de procès, c’est qu’à cette date plus rien ne semble pouvoir menacer le pacte néocolonial que les dirigeants français et camerounais ont scellé dix ans plus tôt. Le système « françafricain » mis en place à la fin des années 1950 s’est lui aussi pérennisé, au Cameroun comme dans le reste du «pré carré » français.

Sous couvert d’« amitié franco-africaine », et grâce aux multiples accords que Paris a fait signer à Yaoundé au moment de l’indépendance (accords de défense, accords de coopération, accords monétaires et économiques, maintien du franc CFA et de la zone franc, etc.), ce système néocolonial permet à la France de maintenir sa tutelle sur le Cameroun en sous-traitant la gestion des « affaires courantes » à la petite élite qu’elle a placée à la tête du pays et qui profite à plein des privilèges que cette situation lui garantit. En protégeant les dirigeants camerounais contre les risques de déstabilisation et en assurant de ce fait aux élites locales une confortable rente de situation, la France officielle peut sans complexe défendre ses intérêts tout en présentant le Cameroun comme un pays pleinement souverain.

Les Français n’ont pourtant pas dispart du paysage camerounais, loin s’en faut. L’appareil sécuritaire y est encore largement contrôlé par eux. En 1971, la majorité des officiers supérieurs de l’armée camerounaise sont de nationalité française et tous les autres ont été formés dans les institutions militaires de l’ancienne puissance coloniale40. La même situation prévaut dans les administrations civiles : alors que les fonctionnaires coloniaux étaient au nombre de 1800 en 1960, 1 314 « coopérants » français travaillent directement ou indirectement dans l’administration camerounaise en 197641. Occupant des postes clés dans toutes les institutions du pays (administration fiscale, éducation, police, justice, etc.), ces coopérants apparaissent aux yeux de nombreux observateurs comme une véritable « cinquième colonne » au cœur de la machine politique et administrative camerounaise. C’est le cas en particulier en matière économique, comme le note en 1978 l’historien Richard Joseph : « Pendant des années après l’indépendance, les experts français ont non seulement élaboré les “plans de développement” mais ils pouvaient s’assurer, en tant que “conseillers” dans les ministères de l’Économie des Souvernements successifs et au sein du cercle de décision entourant Ahidjo, que le pays restait dans la bonne voie42. »

On imagine, dans ces conditions, que les intérêts économiques hexagonaux sont fort bien servis dans ce pays considéré au début des années 1970 comme le troisième plus riche d’Afrique francophone (après la Côte d’Ivoire et le Sénégal). De fait, ce sont presque toujours les entreprises françaises qui bénéficient de l’« aide au développement » française. Pour favoriser l’investissement étranger, les industriels hexagonaux bénéficient d’innombrables avantages fiscaux ou douaniers, empêchant ainsi le tissu industriel local de se développer. Quinze ans après l’indépendance politique, 97 % des entreprises industrielles installées au Cameroun sont détenues par des Européens, parmi lesquels les Françaîs sont de très loin les plus présents (comme on le constate dans le secteur minier, où 90 % du capital est détenu par des intérêts français). Cette situation provoque de graves inégalités : alors que les Camerounais représentent 93,7 % de la main-d’œuvre non agricole, les Français occupent 82 % des postes de cadres supérieurs bien mieux rémunérés. À l’orée des années 1980, les quelque 9 000 Français alors présents au Cameroun, résume la revue African Affairs, « continuent à dominer presque tous les secteurs clés de l’économie, à peu près comme ils faisaient avant l’indépendance. Les ressortissants français contrôlent 55% du secteur moderne de l’économie camerounaise et leur contrôle sur le système bancaire est complet et total ».

Le Cameroun offre ainsi l’image la plus orthodoxe de ce que peut être une économie néocoloniale : l’ex-puissance coloniale rapatrie massivement ses capitaux — sous forme de profits ou de salaires — et ne laisse que les miettes aux populations locales. La situation va même s’aggraver avec l’exploitation du pétrole camerounais, découvert au milieu des années 1950 sous les eaux territoriales du pays. Jugée non rentable à l’époque, l’explosion des cours consécutive au choc pétrolier de 1973 permet son démarrage en 1977. Mais cette exploitation ne bénéficie en rien à la population. Gérées « hors budget » et placées sur d’obscurs comptes bancaires étrangers (en France, en Suisse et aux États-Unis), les recettes pétrolières camerounaises gonflent les profits de la société française Elf et remplissent les coffres-forts des hauts dirigeants franco-camerounais. Selon une étude réalisée en 2009, pas moins de 10,7 milliards de dollars se seraient ainsi « évaporés » entre 1977 et 2006, « Cette somme a peut-être été appropriée par des acteurs privés, bien qu’il soit difficile de déterminer quelles parts sont revenues respectivement aux compagnies pétrolières et aux responsables officiels », notent les auteurs de l’étude43.

Les historiens auront à déterminer le rôle exact de l’Élysée et de la société Elf, un des bras armés de la Françafrique, dans la soudaine démission d’Ahmadou Ahidjo en 1982. Alors que rien n’annonçait son départ - il avait été « triomphalement réélu » deux ans plus tôt -, le dictateur, que l’on disait malade, a subitement cédé son fauteuil à celui qui lui servait de Premier ministre depuis 1975 : Paul Biya, apparatchik du régime né en 1933.

Pour de nombreux observateurs, cette succession précipitée serait moins liée à l’état de santé de l’homme fort de Yaoundé qu’à l’avènernent au pouvoir de la gauche à Paris, pour la première fois depuis 1958. François Mitterrand, arrivé à l’Élysée quelques mois plus tôt, at-il cherché à écarter Ahidjo, trop proche de la droite frariçaise, pour installer ses propres réseaux à Yaoundé ? D’autres y voient une manœuvre pilotée par les dirigeants de l’entreprise pétrolière publique Elf, une hypothèse compatible avec la précédente. Alléchée par les gisements pétroliers découverts au large du Cameroun. anglophone, la compagnie aurait alors évincé Ahidjo pour placer à la tête du pays un homme plus malléable. C’est la thèse qu’accréditera au milieu des années 1990 Loïk Le Floch-Prigent, P-DG de la multinationale française de 1989 à 1993, lorsque, à l’occasion du scandale politico-financier de l’« affaire Elf», il dévoilera son rôle à l’époque : « C’est grâce à Elf que la France maintient une présence en Afrique francophone et l’élargit à d’autres pays. » Après avoir cité le cas du Gabon et du Congo, Le Floch-Prigent mentionne celui du Cameroun, « où le président Biya [n’a pis] le pouvoir qu’avec le soutien d’Elf pour contenir la communauté anglophone de ce pays ».

Quoi qu’il en soit, Paul Biya devient le maître du Cameroun en 1982. Et c’est le même homme qui règne toujours trente-quatre ans plus tard, sans projet ni vision, sur un pays accablé par la corruption, la désorganisation et les inégalités. Certes, le régime s’est apparemment assoupli : une partie de la législation contre-subversive adoptée dans les années 1960 à été supprimée, le système du parti unique a été aboli et la presse jouit d’une relative liberté. Mais il ne s’agit que d’un ravalement de façade, le pouvoir effectif restant dans les mains d’une petite caste de nantis affiliés au parti présidentiel, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), héritier direct de l’UNC. Et la moindre contestation sérieuse est réprimée dans le sang, comme ce fut le cas en février 2008 lorsque les forces de l’ordre - toujours obsédées par la « subversion » - écrasèrent un vaste mouvernent de protestation sociale contre la cherté de la vie et la perpétuation au pouvoir du régime Biya (au prix d’une centaine de morts et de milliers d’arrestations).

La plupart des chancelleries occidentales critiquent ouvertement les méthodes autoritaires du régime, ainsi que le simulacre d’élections qu’il organise périodiquement. Depuis de Gaulle et Pompidou dans les années 1960 et 1970 jusqu’à Sarkozy et Hollande dans les années 2010, en passant par Giscard, Mitterrand et Chirac, la France, elle, lui apporte son indéfectible soutien, aussi intéressé que peu soucieux des violations des droits humains qui constituent l’ordinaire de ce régime. De temps à autre, les autorités françaises esquissent une petite moue désapprobatrice et affirment préférer les « pressions amicales » aux « déclarations tonitruantes ». Mais, en pratique, rien ne change : Biya est toujours accuellli à bras ouverts à l’Élysée et les responsables français défilent en rang d’oignons à Yaoundé. Affichés comme autant de trophées sur le site Internet officiel de la présidence du Cameroun, les clichés montrant leurs mines réjouies sous les lambris du palais d’Étoudi, où les accueille lautocrate camerounais, en disent plus long que leurs évasives déclarations d’intention.

Sous prétexte de « lutte contre le terrorisme », le pacte franco-camerounais semble même s’être raffermi depuis que ie Nord du Cameroun subit les attaques de Boko Haram. Une aubaine pour Paul Biya qui n’hésite pas, commé il l’a fait en 2014, à dresser d’indécents parallèles entre le mouvement anticolonialiste des années 1950-1960, qui militait pour la libération du « Cameroun, et la secte djihadiste des années 2010, qui rêve à l’inverse de le soumettre à une dictature théocratique. Qualifiant de « terroriste » toute forme de contestation, quelle qu’en soit la nature, et s’assurant ainsi du soutien militaire, diplomatique et financier des autorités françaises, décidées à empêcher toute « déstabilisation » du Cameroun, Paul Biya peut dormir sur ses deux oreilles. Paris veille sur lui.


  1. TODO↩︎

  2. TODO↩︎

  3. TODO↩︎

  4. TODO↩︎