2.1 L’émergence de l’UPC : rendre au peuple sa souveraineté

L’administration coloniale, qui surveille de près les activités politiques et syndicales des « indigènes », ne s’y trompe pas. Elle comprend immédiatement que ce nouveau mouvement, animé par de jeunes Camerounais qui ont fait leurs armes au sein de la Jeucafra, des Cercles d’études marxistes ou de l’USCC, ne se contentera pas de formules anodines. En prenant au mot les colonisateurs, qui promettent des réformes mais les anesthésient en sous-main, en soulignant les contradictions du colonialisme, qui se prétend au service des colonisés maïs profite en fait à une poignée de colons, et en s’engouffrant dans la « brèche » ouverte par le système des tutelles onusiennes, l’UPC apparaît aux yeux des administrateurs français comme un grain de sable dans la machinerie coloniale.

L’inquiétude des milieux coloniaux est fondée. Alors que nombre de pays d’Asie et du Moyen-Orient accèdent à l’indépendance à la fin des années 1940, les Mouvements sociaux et les revendications politiques se multiplient en Afrique : grève générale à Dakar (fin 1945), grève des mineurs en Afrique du Sud (1946), insurrection « paysanne » à Madagascar (1947), grève des cheminots dans l’Afrique occidentale française (1947-1948), mouvement social et émeutes urbaines en Gold Coast (1948), etc. Face à cette agitation grandissante, les autorités coloniales hésitent. Jouant alternativément de la répression et de la réforme, elles légitiment sans le vouloir les revendications des colonisés tout en leur offrant paradoxalement un cadre légal pour s’exprimer.

C’est dans ce contexte qu’émergent les premières formations politiques d’après guerre. En Afrique « française », le Rassemblement démocratique africain (RDA), créé à Bamako en octobre 1946 et présidé par Félix Houphouët-Boigny (1905-1993), alors député de Côte d’Ivoire au Palais-Bourbon, joue un rôle déterminant dans la structuration de fa scène politique africaine. Apparenté au Parti communiste français jusqu’à la fin des années 1940, le RDA est le lieu de rencontre et de coordination des mouvements progressistes africains francophones, dont la plupart se présentent comme des sections locales du parti interterritorial. Tel est le cas du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), fondé par Houphouët dès avril 1946, ainsi que de tous les partis constitués dans le sillage du congrès de Bamako : l’Union démocratique sénégalaise (UDS), le Parti progressiste nigérien (PPN), le Parti démocratique de Guinée (PDG), etc. C’est à cette galaxie panafricaine que se raccroche l’UPC, « section camerounaise du Rassemblement démocratique africain ».

L’affiliation de l’UPC au RDA n’est pourtant pas ce qui inquiète le plus l’administration française au Cameroun. Le «danger » RDA sera rapidement contourné, comme on va le voir. Ce qui alarme les administrateurs coloniaux, c’est la révolution mentale que l’UPC parvient à opérer en s’appuyant sur quelques mots d’ordre pragmatiques et radicaux. Et comme le mouvement se structure rapidement, multiplie les contacts à l’étranger et gagne en audience dans les populations camerounaises, le pouvoir colonial décide progressivement de lui mener la guerre. Une guerre de basse intensité dans un premier temps, qui basculera au mitan des années 1950 dans la violence armée.

Il est impossible de parler de l’UPC sans s’intéresser à son emblématique secrétaire général, Ruben Um Nyobè. Bien qu’absent lors de a réunion fondatrice Chez Sierra, c’est lui qui sera l’architecte et le principal animateur de l’UPC de 1948 jusqu’à son assassinat en 1958. Né en 1913 dans ce qu’on appelle le « pays Bassa », alors que le « Kamerun » est sous domination allemande, témoin direct du travail forcé et des exactions commises par les Français dans l’entre-deux-guerres, Um Nyobè fait partie de cette petite classe de fonctionnaires indigènes qui, éduqués dans les écoles chrétiennes, ont gravi les échelons au sein de l’adminis- tration française dans les années 1930 et 1940. Greffier de justice, il adhère à la Jeucafra en 1939, participe aux Cercles d’études marxistes de Gaston Donnat et devient à la fin de l’année 1947 secrétaire général de FPUSCC.

Fort de ces expériences personnelles, profession- nelles et militantes, Um Nyobè est convaincu que la bataille contre le colonialisme est une lutte concrète, qui se joue dans le quotidien des colonisés. Pour cette raison, l’UPC se conçoit d’abord comme une organisation de défense des « populations du Cameroun », quelles que soient leurs origines sociales, leurs appartenances régionales ou leurs obédiences religieuses. Pour mener le combat contre les injustices coloniales - salaires de misère, impôts exorbitants, ségrégation raciale, vexations continuelles, brimades en tout genre… -, l’UPC s’appuie sur le mouvement syndical, d’où la plupart de ses animateurs sont issus, et se rapproche de tous les groupements susceptibles, à travers Le pays, de porter son message et de l’informer des agissements de l’administration.

Grâce à ses contacts avec les associations traditionnelles, les sociétés de cultivateurs, les communautés villageoises, les groupements religieux, les étudiants envoyés en métropole, les organisations d’anciens combattants et autres clubs de sport, l’UPC se veut à la fois l’éducateur et le porte-parole des populations camerounaises. Déployant une énergie débordante, diffusant un nombre impressionnant de brochures et de journaux (La Voix du Cameroun, Étoile, Lumière, Vérité…) et organisant des meetings, des rencontres et des discussions aux quatre coins du territoire, Um Nyobè et ses camarades parviennent en quelques années à implanter leur mouvement dans les milieux sociaux les plus variés.

Alors qu’il ne comptait qu’une centaine de militants en 1948, le mouvement revendique 7 000 adhérents l’année suivante et le double en 1950. Cinq plus tard, le chef de la police française au Cameroun, Pierre Divol, parle de 20 000 membres grâce auxquels, ajoute-t-il, l’organisation serait capable d’« influencer 80 000 personnes environ ». Parfaitement structurée, l’UPC implante des centaines de « comités de base » à travers le territoire : dans les villes, à commencer par les plus importantes, Douala et Yaoundé, mais aussi dans les villages, en Sanaga-Maritime, en région Bamiléké, dans le Mungo… Même le Nord du pays, peu sensible au départ, voit grandir l’influence de l’UPC : la police française y dénombre trois cents militants actifs en 1955.

Telle est sans doute la réussite la plus spectaculaire en mettant en relation des populations de langues, de cultures, de religions, de classes différentes qui ne voyaient pas toujours leurs intérêts communs, l’Union des populations du Cameroun participe en quelques années à la politisation d’une frange importante de la population camerounaise. « Tout est politique et tout s’encadre dans la politique, explique Um Nyobè. La religion est devenue politique. Le commerce est politique. Même le sport est politique. La politique touche à tout et tout touche à la politique. Dire que l’on ne fait pas de politique, c’est avouer que l’on n’a pas le désir de vivre. »

À rebours de la logique coloniale, qui considère les colonisés comme de simples instruments dont la valeur serait avant tout corporelle (travailleurs, soldats, etc.), les « upécistes » - comme ils en viennent à être nommés - appellent leurs compatriotes, dans un langage concret et quotidien, à rompre avec la morale de l’esclave que la colonisation cherche à imposer. Les Camerounais sont souverains, individuellement et collectivement, rappellent-ils, et maîtres de leur destin. Telle est la première étape de la décolonisation en même temps que son but essentiel.

De fait, comme l’ont souligné nombre de chercheurs, la politisation observable au Cameroun à cette période et l’adhésion massive des Camerounais aux idéaux de l’UPC n’ont pas pour seule cause l’attrait des mots d’ordre « nationalistes ». Elles témoignent de façon plus subtile d’un vaste mouvement d’émancipation, individuelle et collective, où se mêlent des dimensions personnelles, sociales, locales ou générationnelles. C’est d’ailleurs pour tenter de porter cette diversité d’aspirations que l’UPC se rapprochera des associations locales et des organisations traditionnelles, comme le Ngondo à Douala ou le Kumzse en région Bamiléké, et mettra sur pied une structure féminine, l’Union démocratique des femmes camerounaises (UDEFEC), en 1952, et une organisation de jeunesse, la Jeunesse démocratique du Cameroun (JDC), en 1954.

Ce qui frappe dans les discours et les actions de l’UPC, c’est le singulier mélange de pragmatisme et de détermination qui les caractérisent. Étonnante également est la radicalité de la méthode qu’emploie Ruben Um Nyobè pour faire avancer ses idées. Parce qu’il a été greffier de justice, sans doute, mais également pour des raisons stratégiques, le secrétaire général de l’UFC, lecteur de Gandhi, restera jusqu’à la fin de ses jours particulièrement attaché à la légalité et foncièrement ppposé à l’usage de la violence. L’effort des Camerounais, estime-t-il, vise avant tout à obliger les puissances qui administrent le territoire à respecter les textes internationaux auxquels elles ont souscrit et les législations nationales qu’elles se sont elles-mêmes données. Il s’agit en d’autres termes de mettre les Français et les Britanniques face à leurs contradictions. Nul besoin, pour cela, de faire parler les armes. Complétant ce raisonnement, le secrétaire général de l’UPC prend toujours soin de distinguer le colonialisme, qu’il abhorte, des peuples européens. « Nous ne confondons pas le peuple de France avec les colonialistes français », répète-t-il pour bien souligner la contradiction entre l’action des autorités coloniales et les principes dont elles se prévalent. Rendant fréquemment hommage aux résistants français qui ont combattu le nazisme, Um Nyobè insiste : « Le peuple de France a toujours été et reste toujours le symbole du progrès et de la démocratie. Ne sont antifrançais que ceux qui, au nom de la France, mènent une politique réactionnaire contraire aux principes républicains qui animent le peuple de France11 » Il est intéressant à cet égard de noter que les militants upécistes ne rechignent pas à chanter La Marseillaise lors de leurs rassemblements - comme le relèvent, non sans perplexité, les rapports de police français. Car si les upécistes se dotent de leurs propres chants, de leurs propres symboles et de leur propre drapeau - un crabe noir sur fond rouge - pour bien signifier la rupture qu’ils entendent opérer avec l’ordre colonial, ils aiment rappeler à leurs adversaires qui, au Cameroun, sont les « enfants de la patrie » qui lèvent leur étendard « contre la tyrannie ».


  1. TODO↩︎