4.2 La France prépare l’« indépendance négociée »…

De « régime », il en est beaucoup question à cette période, à Yaoundé comme à Paris. À Yaoundé, le statut d’État sous tutelle, octroyé en 1957 par la loi-cadre Defferre, est dépassé maintenant que les autorités françaises s’organisent pour préparer l’indépendance du Cameroun. À Paris, la IVe République, ébranlée par le conflit algérien, s’écroule en mai 1958. C’est dans ce double contexte que les autorités françaises préparent, pour le Cameroun, l’« indépendance négociée » qu’elles entendent présenter à New York pour valider la levée de la tutelle de l’ONU.

Mais pour négocier, encore faut-il avoir des interlocuteurs. Dans la capitale administrative du Cameroun français, la vie politique est en pleine ébullition en 1958. En février, l’imprévisible André-Marie Mbida est démissionné de son poste de Premier ministre. Quelques manœuvres de couloir ont suffi à écarter cet homme trop fougueux, trop opportuniste, trop tribaliste, qui ne faisait plus l’affaire des Français, désireux de donner à l’exécutif camerounais un visage plus lisse. Le poste de Premier ministre est confié à Ahmadou Ahidjo. Originaire du Nord-Cameroun, à la tête d’un parti en cours de constitution, l’Union camerounaise — qui lui permet d’unifier derrière lui les élites du Nord -, et fidèle disciple de Louis-Paul Aujoulat qu’il a connu au cours de ses études à Paris, Ahidjo ne brille pas par son charisme. Les Français qui le côtoient sont même plutôt dédaigneux à l’égard de cet homme de trente-cinq ans, dont la principale qualité, à les entendre, est de savoir « lire et écrire ». Mais le point fort d’Ahidio, élu à l’Assemblée législative grâce au trucage électoral, est sa fidélité à la France. « Malgré ses faiblesses et l’incertitude de ses desseins, indique un miliaire français dans un rapport confidentiel, [Ahidjo est] le meilleur - ou le moins mauvais - des hommes politiques du Cameroun, tant à cause de ses dons que parce qu’il semble disposé à maintenir le Cameroun dans l’orbite de la France. »

C’est donc avec cet homme, supervisé par le haut-commissaire, entouré de conseillers français et secondé par quelques Camerounais formés en métropole, que les autorités coloniales vont « négocier » Le passage progressif à l’indépendance. Alors que de Gaulle, arrivé au pouvoir en mai 1958, parvient à convaincre Sylvanus Olympio de reporter l’« indépendance immédiate » qu’il réclame pour le Togo, le Cameroun fait figure de poisson-pilote en Afrique française.

Au cours d’un séjour de deux mois à Paris, à l’été 1958, Ahidjo exprime aux côtés du général le « désir du peuple camerounais de s’acheminer vers l’indépendance, avec l’aide de la France, et son espoir d’obtenir sa souveraineté afin de s’associer librement à elle ». Derrière les mots piégés, les responsables français savent qu’ils ont gagné leur pari : le Cameroun restera « associé » à la France malgré son accession, à l’« indépendance». Un mois après l’assassinat d’Um Nyobè, le haut-commissaire Xavier Torre annonce à la radio, à Yaoundé, que le Cameroun accèdera à l’indépendance le 1er janvier 1960, après une année de transition.

Le général de Gaulle, rappelé au pouvoir en mai 1958 pour empêcher la perte de l’Algérie, voyant la situation lui échapper sur ce front, est à la recherche de formules intermédiaires qui permettraient de conserver les autres colonies africaines dans le giron de la France. Si le Cameroun fait figure de poisson-pilote, c’est que son accession graduelle à l’indépendance préfigure les futures indépendances d’Afrique francophone : des indépendances négociées de façon bilatérale entre les dirigeants français et leurs alliés locaux dans le cadre d’une solide association avec la France. Le concept d’association est d’ailleurs l’enjeu du référendum organisé dans chacun de ces territoires — en parallèle avec celui qui est organisé en métropole - le 28 septembre 1958. Tout en faisant miroiter l’indépendance, à laquelle, promet de Gaulle, « la France ne s’opposera pas », les dirigeants français demandent aux Africains d’approuver la Communauté française prévue par la Constitution de la V® République. Ce que tous ces territoires acceptent, à l’exception de la Guinée. Sous la férule de Sékou Touré (922-1984), conscient du marché de dupes que propose le régime gaulliste, les électeurs guinéens rejettent massivement ce pacte d’association qui, préalable à toute évolution ultérieure, ruine de facto la promesse d’indépendance. « Il n’y a pas de dignité sans liberté, avait lancé le dirigeant guinéen pendant la campagne référendaire. Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage. » La Guinée obtient son indépendance le 2 octobre 1958. Les onze autres colonies africaines de la France accèdent à un statut intermédiaire : dotés d’un gouvernement « autonome », leurs dirigeants locaux cèdent à la Communauté, dirigée par la France, la gestion de certaines prérogatives essentielles comme la défense, la diplomatie ou la monnaie.

Après la défaite indochinoise, l’angoissante question algérienne et les complications togolaises, le camouflet guinéen vient conforter les autorités françaises dans leur désir de gagner feur pari camerounais. Pour ne pas risquer de voir le pays s’éloigner de la métropole, des liens solides sont établis avec le gouvernement Ahidjo en prévision de l’indépendance de janvier 1960. Tel est l’objet des accords et conventions signés avec lui à la fin de l’année 1958, lesquels s’appliqueront à l’État « autonome » du Cameroun pour l’année transitoire de 1959. Négociés entre des « partenaires » inégaux, un État souverain et un État sous tutelle, ce qui se concrétise en pratique par des négociations entre Français (les représentants de la France d’un côté et les conseillers français d’Ahidjo de l’autre…), ces textes qui portent sur des sujets capitaux réduisent drastiquement l’autonomie du pays, prélude à sa future indépendance. Pire, ils sont partiellement contractés en secret. C’est le cas notamment de la très sensible convention « relative à la défense, à l’ordre public et à l’emploi de la gendarmerie », dont l’article le plus long et le plus précis concerne les « substances minérales classées matériaux de défense ». Ces substances - pétrole, gaz, uranium, thorium, lithium, béryllium et autres - sont ainsi, dans les faits, retirées du champ de souveraineté de l’ex-État sous tutelle du Cameroun : le Premier ministre camerounais s’engage en effet par écrit à s’en remettre au gouvernement français en cas de litige à propos de leur exploitation.

Les graves entorses à la souveraineté camerounaise ne semblent pas perturber le personnel politique local, soigneusement tenu à l’écart des négociations franco-« camerounaises ». L’indépendance programmée suscite au contraire les vocations des hommes politiques camerounais, qui font les yeux doux à une administration coloniale toujours maîtresse de la scène politique légale. Ayant tendance, dans ses rapports internes, à décrire la vie politique camerounaise comme un simple plateau d’échecs où il suffirait de déplacer les pions, les autorités françaises cherchent surtout à maintenir les indépendantistes intransigeants hors du jeu. Pour ce faire, Daniel Doustin, toujours fin stratège, suggère de remettre en selle d’anciens « rebelles » grâce à une politique d’amnistie sélective. Il est souhaitable, écrit-il dès février 1958, d’« encourager, si possible discrètement, la formation sur l’aile gauche de Soppo Priso [principale figure de l’opposition légale] d’un parti politique formé de dissidents upécistes […] ayant formellement condamné publiquement le terrorisme et qui, sous un autre nom, reprendrait les idées de l’UPC : indépendance et réunification ».

Tel est le scénario qui se dessine dans les mois qui suivent la mort d’Um Nyobè. Après la réintégration des anciens upécistes qui avaient rejeté la lutte armée, comme Mathieu Tagny ou Charles Assalé, d’anciens maquisards ralliés, comme Théodore Mayi Matip, l’ex-bras droit du secrétaire général de l’UPC, font leur retour sur la scène politique. Une scène politique faussement pluraliste, où les équilibres « ethniques » sont soigneusement étudiés (le Foulbé Ahidjo, le Douala Soppo Priso, le Bassa Mayi Matip, le Boulou Assalé, le Bamiléké Tagny…). Et une scène politique faussement démocratique, où le principal enjeu, le contenu du mot « indépendance », n’est jamais discuté, « Notre longue lutte pour l’indépendance du Cameroun est maintenant couronnée de succès, se réjouit par exemple Mayi Matip qui, érigé au rang d’opposant et se revendiquant toujours d’Um Nyobè, s’exprime dans des termes proches de ceux d’Ahidjo. Au 1 janvier 1960, notre pays sera indépendant et verra sa candidature à l’ONU appuyée par toutes les nations24. »


  1. TODO↩︎