5.2 Les Bamiléké, un « caillou dans la chaussure »
La reconquête de Max Briand se déroule en effet dans un black out presque total. Tenus à l’écart des théâtres d’opérations, les journaux internationaux qui s’intéressent encore au Cameroun, devenu pays « étranger », sont peu nombreux. Les rares journalistes qui prêtent attention aux « troubles », sous l’étroite surveillance des militaires, ne mettent jamais en cause les autorités françaises, préférant décrire le conflit, à l’instar du journaliste du Figaro qui survole les Bamboutos, comme un « mélange de banditisme, de guerre tribale, de retour à la nature, sous l’effet des ferments de l’Afrique éternelle ». Bref, comme un phénomène irrationnel et apolitique, se rapprochant ainsi du jugement expéditif d’un Max Briand, qui qualifiait tout simplement l’insurrection d’« illogique ».
Les dirigeants français font de leur côté une analyse tout aussi sommaire de la situation. Tout en agitant l’épouvantail « communiste », ils placent avec une insistance croissante l’« ethnie » au cœur de leurs raisonnements. Après le « Bassa », stigmatisé au moment de la ZOPAC, c’est le « Bamiléké » qui est littéralement sur Le grill. « Le Cameroun s’engage sur les chemins de l’indépendance avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant, écrit notamment le colonel Lamberton, dans la prestigieuse revue Défense nationale, en mars 1960. Ce caillou, c’est la présence d’une minorité ethnique : les Bamiléké, en proie à des convulsions dont ni l’origine ni les causes ne sont claires pour personne. » Décrivant comme une menace existentielle ce « peuple étranger au Cameroun », « groupe homogène de populations nègres » qui se serait « répandu » dans le Mungo avant d’« envahir » d’autres régions, au point de faire de Douala « pratiquement une ville Bamiléké », ce texte ethniste apparaît comme le bréviaire des militaires français envoyés au Cameroun. Il est régulièrement cité comme preuve aujourd’hui par ceux qui, avançant des bilans humains stupéfiants de la répression, dénoncent un « génocide » français au Cameroun.
Plutôt qu’une volonté génocidaire au sens strict du terme, la guerre vise surtout, pour les Français, à soumettre et à discipliner les populations indociles, par une « reconquête » territoriale mais aussi mentale. Il s’agit de maintenir la population sous contrôle dans le cadre d’une nation elle-même sévèrement encadrée par le pacte néocolonial. De fait, les opérations militaires lancées en 1960 ne consistent pas seulement à réprimer les ennemis, elles procèdent également à une réorganisation complète des sociétés visées, considérées comme unanimement suspectes. À mesure que les troupes progressent géographiquement, les autorités politico-militaires enferment les populations ralliées dans des camps de regroupement créés de toutepièces, entourés de barbelés, surveillés par des miradors et contrôlés par les gardes civiques et les troupes d’autodéfense. La politique de « villagisation » expérimentée sur d’autres terrains coloniaux et mise en œuvre en Sanaga-Maritime entre 1957 et 1958, est reproduite en région « Bamiléké » dans les années 1960.
Les gardes civiques jouent un rôle central dans ce dispositif d’autocontrôle politico-militaire. Ces supplétifs locaux formés officiellement au début de l’année 1960 par les autorités françaises ne servent pas seulement à combattre directement les insurgés, ils se voient aussi confier une mission « psychologique » : la surveillance et la (ré)éducation des populations revenues de gré ou de force sous leur autorité. Cette action psychologique, qui prend la forme de sessions de « formation », de séances de « désintoxication » ou de projections cinématographiques, ne cessera de s’intensifier au fil des mois. Compte tenu de l’« hypocrisie de l’élément Bamiléké », selon l’expression du chef de la Sûreté camerounaise, les camps de regroupement sont conçus comme des dispositifs permettant d’opérer le « redressement psychologique » et le « réarmement moral » des Bamiléké.
Parallèlement aux opérations de guerre, c’est donc un nouvel ordre politique et social qui s’impose dans cette région. Caractérisée par son habitat clairsemé et ses jolis toits de chaume, cette région vallonnée, souvent qualifiée d’« Auvergne de l’Afrique », se transforme en champ de ruines et de camps militarisés. « Le paysage bamiléké en a été totalement transformé, les concessions familiales dispersées ayant disparu en même temps que la case traditionnelle pour céder la place à de gros villages », écrit l’ambassadeur de France à Michel Debré en novembre 1960, après avoir visité les camps de regroupement aux côtés de Max Briand. Se félicitant de l’« attitude détendue voire souriante des habitants » dans ces villages fortifiés, les autorités poursuivent donc la politique de regroupement. Deux ans après le début de la « reconquête », pas moins de 462 000 personnes sont parquées dans ces camps en région Bamiléké, selon les chiffres donnés per l’ambassadeur à Jacques Foccart.
En stigmatisant les « Bamiléké », le pouvoir ne s’autorise pas seulement à mener une politique d’exception dans leur région, consistant à lever les masses « loyalistes » pour éliminer les « terroristes » et éradiquer les idées « subversives ». Il encourage aussi les autres « ethnies » à repousser la menace de ce nouvel « ennemi intérieur ». Dès janvier 1960, des assauts sont menés par des forces « amies » contre les Bamiléké. Ainsi en va-t-il le 24 janvier lorsque le très fidèle sultan Bamoun lance avec 3 000 de ses hommes des « représailles » contre le village bamiléké de Bamendjin et contre les Bamiléké de la ville de Foumbot. Constatant le saccage, la gendarmerie évoque « de nombreux morts », dont les têtes auraient été rapportées au sultan. Un phénomène similaire se produit le 24 avril au quartier Congo de Douala, où les Haoussa, originaires du Nord du pays, constituaient selon les termes utilisés par un journaliste du Figaro trois mois plus tôt une « phalange de tout premier ordre dans la hiérarchie contre-révolutionnaire ». Alors que les attaques de l’ALNK se multiplient dans la ville, des « Haoussa » auraient allumé un incendie dans le quartier Congo, peuplé en majorité de Bamiléké. Les bilans officiels font état de dix-neuf morts, 1 000 cases détruites et 5 000 sans-abri. Quoique imprédis, les bilans officieux sont beaucoup plus lourds, et contredisent le « caractère nettement tribal » que Max Briand donne à l’événement dans ses rapports internes. Certaines sources affirment même que l’armée aurait entouré le quartier, sous l’œil vigilant d’un hélicoptère, et aurait tiré sur ceux qui cherchaient désespérément à échapper aux flammes.