1.3 Résistances et insoumissions
Jamais consultés, ni à la Conférence de Berlin, ni à La conférence de Versailles, ni à la Commission des mandats, celles et ceux que l’on ne désigne pas encore comme Camerounais ne restent pas pour autant silencieux. Si certains, comme les chefs Douala en 1884, ont cru un moment pouvoir faire bon commerce avec les colonisateurs, d’autres, plus nombreux, s’y sont opposés les armes en main. Pendant des années, les Allemands ont dû combattre des dizaines de révoites à travers le pays. La hargne raciste des responsabies allemands fut telle que certains officiels n’hésitèrent pas à envisager des « solutions » radicales. « Les Bamiléké, qui ne cessent de se battre et de se faire ta guerre entre eux, constituent une race malfaisante et gênante, notait par exemple l’un d’entre eux dans un rapport rédigé en 1902. La seule solution est de les exterminer tous6. »
Les «troubles» se perpétuant après la Première Guerre mondiale, les Français poursuivent alors la « pacification » des régions indociles, détruisant à leur tour les villages rebelles et réprimant durement les populations insoumises7. ’ivement, pourtant, la guerre coloniale change de nature. Il ne s’agit plus tant de conquérir un territoire que de soumettre ses habitants. Les opérations ponctuelles contre des rebelles en armes laissent place à un implacable système de domination, de surveillance et d’encadrement permettant aux colonisateurs d’extraire en continu un profit maximum. Au Cameroun « français », où l’on compte quelque 2 400 Européens pour 3 millions d’Africains au début des années 1930, les colons règnent en maîtres. Ils accaparent les terres les plus fertiles, occupent les points stratégiques de l’économie locale et bénéficient du dévouement d’une administration, d’une gendarmerie et d’une police particulièrement zélées. Leurs compagnies profitent à plein de l’exploitation de l’huile de palme, du caoutchouc, de la banane, du cacao, du café, du bois tropical et des métaux précieux.
Les mutations ’ives de la pénétration coloniale - de la conquête des terres à la discipline des corps et à la soumission des âmes - bouleversent les modes de vie. Encadrés, partiellement scolarisés, salariés et évangélisés, soumis au travail forcé qui décime des régions entières, les indigènes inventent de nouvelles manières de résister. Incapables désormais de prendre ouvertement les armes, ils trouvent d’autres moyens, discrets sinon clandestins, pour échapper au contrôle colonial. Ruses, transgressions, petits sabotages deviennent le lot commun, comme pour préserver au quotidien ce qu’il reste de liberté et survivre à l’insupportable injustice du système colonial. Les savoirs ancestraux, les cultes locaux et les croyances héritées, que les Blancs peinent à pénétrer et qualifient sommairement de « sorcellerie », servent de refuges existentiels. Mais les « traditions » elles-mêmes sont remodelées. Les terres et les forêts sacrées sont profanées par la machine coloniale. Les relations sociales et les équilibres régionaux sont fragilisés par la percée de l’économie monétaire et la conversion aux cultures d’exportation. Les hiérarchies familiales et générationnelles sont chamboulées. L’ordre politique traditionnel, atomisé, est contesté de toutes parts. Servant d’auxiliaires, les « chefs indigènes » sont contrôlés par l’administration française, qui n’hésite pas à les remplacer quand leurs milices villageoises, utilisées pour recruter la main-d’œuvre et lever l’impôt, manquent de « fermeté ».
Lorsque toute résistance est rendue impossible, la fuite devient l’ultime recours. Des dizaines de milliers de villageois quittent leurs régions natales et viennent grossir le prolétariat naissant des centres urbains. Certes limitées en taille, des communes comme Édéa, Ebolowa, Dschang, Bafoussam, Nkongsamba ou Ngaoundéré deviennent des pôles d’attraction régionaux. Quant à Yaoundé, capitale administrative où trône le palais du « gouverneur » français, et Douata, ville-portuaire où se déverse tout ce qui entre et sort du territoire, elles branchent directement le Pays sur le reste du monde. Parce que la vie urbaine favorise te mélange, l’innovation et la circulation des idées, celles et ceux des indigènes qui s’y installent font l’objet d’une attention vigilante des forces de l’ordre. Concentrés dans des quartiers de misère, à l’écart de la « ville européenne », ces parias urbains subissent régulièrement des arrestations en masse, des déportations arbitraires et d’autres mesures disciplinaires. Car ces populations, qualifiées dans les rapports de police de « vagabondes », d’« anarchiques » et de « détribalisées », sont sensibles aux idées neuves et à l’affût d’opportunités nouvelles.
Dans cette société à la fois clivée et en mouvement, où l’on redoute l’ennemi commun, le Blanc, sans pour autant rejeter tout ce qu’il a apporté, de nouvelles idées apparaissent en effet. Une « nouvelle cartographie politique et mentale » s’impose peu à peu dans l’esprit des indigènes8. C’est dans ce contexte que s’éveille une forme de patriotisme, voire de nationalisme. Un nationalisme incertain sans doute, puisque ce « Cameroun » aux frontières changeanttes, aux multiples langues et aux histoires enchevêtrées reste à inventer. Un nationalisme hybride aussi, puisque les allégeances individuelles restent profondément ancrées dans les « lignages », les « villages » et les « terroirs ». Un nationalisme paradoxal enfin, puisqu’il se moule dans une catégorie importée. Mais un « imaginaire national » circule tout de même, comme en contrebande, parmi les autochtones9. La génération d’entre-deux-guerres comprend d’autant mieux l’arbitraire de la colonisation que, née sous l’occupation allemande, elle se demande pourquoi elle devrait maintenant se considérer comme « française » ou «britannique ».
Cité in « Memoirs of William Alleyne Robinson, 1960-1961 », The Bodleian Library of Commonwealth and African Studies at Rhodes House, Oxford [GB 162 MSS. Afr.s.2033].↩︎
Blaise Alfred Ngando, La France au Cameroun, 1916-1939. Colonialisme ou mission civilisatrice ?, L’Harmattan, Paris, 2002, p. 111-114.↩︎
Achille Mbembe, La Naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, 1920-1960. Histoire des usages de la raison en colonie, Karthala, Paris, 1996, p. 35↩︎
Voir Philippe Nken Ndjeng, L’Idée nationale dans le Cameroun francophone, 1920-1960, L’Harmattan, Paris, 2012.↩︎