2.2 Réunification et indépendance : bouleverser l’ordre colonial

Le statut juridique particulier du Cameroun explique en grande partie les spécificités de l’UPC. C’est précisément parce que ce territoire « bénéficie du régime international de tutelle », selon l’expression d’Um Nyobè, que les patriotes camerounais peuvent - et doivent - selon lui mener une lutte légaliste et pacifique : loin d’être contraints à un face-à-face avec la métropole, comme le sont la plupart des colonisés, ils peuvent non seulement jouer des contradictions entre Français et Britanniques, mais également les court-circuiter tous les deux en s’adressant directement à l’Organisation des Nations unies.

Telle est par conséquent l’une des principales caractéristiques de la stratégie politique de l’UPC : miser sur l’ONU pour faire plier les autorités franco-britanniques. Pour contourner la mascarade des « missions de visite » que les Nations unies envoient tous les trois ans au Cameroun (1949, 1952, 1955), l’Union des populations du Cameroun fait expédier, par l’intermédiaire de ses sympathisants, des dizaines de milliers de pétitions au siège new-yorkais de l’organisation internationale. Au grand dam des autorités françaises, elle obtiendra dans les années 1950 de pouvoir faire auditionner ses représentants par le Conseil de tutelle de l’ONU. Ruben Um Nyobè sera ainsi entendu à trois reprises, entre 1952 et 1954, au siège des Nations unies. C’est là qu’il développera avec le plus de finesse sa conception de la réunification et de l’indépendance du Cameroun.

Rarement débattue depuis la partition du Kamerun allemand au lendemain de la Première Guerre mondiale, la question de l’unité du Cameroun rejaillit à la fin des années 1940. Pour les upécistes, qui inscrivent cette question dans leur programme dès 1948 et resserrent progressivement les liens avec les milieux anticolonialistes de la zone britannique, l’unité du Cameroun est à la fois un objectif et un moyen. Rappeler que le Cameroun est « un et indivisible » permet de contrer les velléités annexionnistes des Français, qui cherchent désespérément à intégrer « leur » Cameroun dans l’Union française, comme celles des Britanniques, qui considèrent « leurs » Cameroons comme de simples dépendances du Nigéria voisin.

À cette période, Britanniques et Français adoptent des attitudes différentes face au grand mouvement de décolonisation : les premiers se montrent en général plus libéraux que les seconds. Mettre en avant la réunification du Cameroun permet ainsi aux upécistes non seulement de jouer des rivalités franco-britanniques, particulièrement vives malgré le langage feutré de la diplomatie bilatérale, mais aussi d’utiliser les évolutions favorables qu’ils observent dans l’Empire britannique comme levier pour faire pression sur les Français. Si le Cameroun « britannique » venait à s’émanciper de Londres, conformément aux objectifs édictés par les accords de tutelle signés en 1946, qu’adviendrait-il du Cameroun « français » ? Soulever le problème de là réunification permet ainsi de poser concrètement la question de la souveraineté du Cameroun et de rappeler qu’elles ont, elles aussi, paraphé ces accords dans lesquels il est question d’amener les peuples sous tutelle à « s’administrer eux-mêmes ou [à] l’indépendance ».

Car l’« indépendance » est bien la clé de voûte du programme upéciste. Dans un premier temps, pourtant, ceux qui commencent tout juste à se désigner eux-mêmes comme « nationalistes » se montrent plutôt prudents sur cette question délicate. Conscients de l’état d’impréparation dans lequel se trouve le Cameroun, ils se contentent au départ d’exiger qu’un délai soit fixé pour l’accession à l’indépendance. Ce n’est que dans un second temps, constatant que les autorités coloniales entretiennent sciemment cet état d’impréparation pour repousser indéfiniment le terme de la tutelle, que les upécistes haussent graduellement le ton : après avoir en vain exigé la fixation d’un délai, ils proposent eux-mêmes la date de 1956 (dix ans après la signature des accords de tutelle).

La question de l’indépendance mérite une attention particulière. Comme le souligne l’historien américain Frederick Cooper et contrairement à ce qu’on pourrait croire a posteriori, cette question n’était pas prioritaire pour les partis politiques africains qui ont vu le jour au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pour eux, et c’est le cas pour l’UFC, le plus urgent était d’améliorer le sort matériel des colonisés et de les faire bénéficier des mêmes droits que les métropolitains. « Au début des années 1950, rappelle Cooper, les Senghor et les Houphouët-Boigny tentèrent de transformer la citoyenneté française en quelque chose d’important et de bénéfique pour leurs administrés, plutôt que de revendiquer une autre forme de souveraineté12. » En d’autres termes, la revendication prioritaire était l’égalité.

Ce qui distingue les upécistes de la plupart de leurs homologues d’Afrique française, c’est qu’ils peuvent s’appuyer sur les textes onusiens, qui dès 1946 promettent aux territoires sous tutelle l’« autonomie » ou l’indépendance », pour faire avancer leur cause. « Puisqu’on nous refuse l’égalité, nous réclamons la liberté », expliquent-ils en substance. L’UPC opère ce basculement bien avant les autres partis progressistes d’Afrique « française », dont la plupart ne se convertiront formellement à la cause indépendantiste qu’à la toute fin des années 1950, parfois plus tardivement même que les décideurs à Paris.

Il est intéressant à ce sujet d’évoquer la visite au Cameroun de Léopald Sédar Senghor en septembre 1953. Estimant, au cours d’une conférence à Douala, que l’indépendance est une chimère, en raison de l’interdépendance croissante des nations, le député sénégalais est pris à partie par le vice-président de l’UPC, Emest Ouandié, présent dans la salle. Prenant de haut son interlocuteur, Senghor affirme que vingt ans seront encore nécessaires pour que les colonies africaines de la France accèdent à la simple autonomie interne.


  1. TODO↩︎