7.2 Un passé qui s’obstine, un avenir qui s’impatiente
La France, qui fantasme toujours sa propre « grandeur» et qui a bien l’intention de « rester en Afrique », se trouve ainsi prise à son propre piège. Car elle est coincée entre deux époques : un passé qui s’obstine, celui de la Françafrique forgée à l’époque de la guerre froide et de la décolonisation, et un avenir qui s’impatiente, porté par ces nouvelles générations lassées des vieux autocrates qui servent de relais aux ex-puissances coloniales. La façon dont les peuples tunisien, en 2011, et burkinabé, en 2014, ont balayé leurs dictateurs respectifs, Zine el-Abidine Ben Ali et Blaise Compaoré, tous deux grands «amis de la France », témoigne de ce changement d’époque.
Comme d’autres pays, le Cameroun illustre à sa façon le fossé grandissant qui sépare les élites africaines et les peuples du continent. Dirigé par un homme âgé de quatre-vingt-quatre ans en 2016, qui dépense des sommes faramineuses dans les palaces européens, à La Baule ou à Genève, la population camerounaise, dont la moitié a moins de dix-huit ans, vit dans des conditions extrêmement difficiles, avec un revenu moyen inférieur à 100 euros par mois, selon la Banque mondiale. Les dirigeants français sont bien conscients que Paul Biya, héritier direct d’Ahmadou Abidjo, dont il fut le Premier ministre entre 1975 et 1982, n’est pas éternel. Et elles doivent maintenant choisir : continuer à soutenir le satrape de Yaoundé, dont la seule légitimité repose sur des élections traquées, ou écouter enfin un peuple qui souhaite, comme les autres, participer sans entraves aux évolutions du monde contemporain.
La guerre du Cameroun vient se loger au cœur de ce dilemme. Continuer à nier ce conflit, à le minimiser et à incriminer ceux qui refusèrent l’ordre (néo)colonial, c’est cautionner le système de terreur qu’il à engendré et qui se perpétue aujourd’hui sous des formes à peine renouvelées. À l’inverse, faire enfin la lumière sur cette guerre, et rendre ainsi justice au peuple camerounais qui continue d’en subir les conséquences lointaines, permettra de tourner la page, d’honorer les grandes figures du passé et de regarder l’avenir avec sérénité.
Il y a cependant peu de choses à attendre de la « bonne volonté » qu’affichent de temps à autre les autorités françaises. Il faudra les pousser à reconnaître cette guerre (et ses conséquences politiques et sociales à long terme). De nombreux Camerounais s’y emploient depuis longtemps : en fouillant les archives disponibles, en interrogeant les témoins encore en vie, en publiant des livres ou des articles, en créant des associations45. C’est grâce à eux que la guerre du Cameroun à commencé à être connue et discutée. Mais ilest temps de passer à l’étape suivante : faire reconnaître les préjudices que cette guerre a causés.
Entre autres démarches, les victimes peuvent pour cela s’inspirer de l’exemple kényan. Après une longue période de « state imposed amnesia », très comparable à celle qui s’est abattue sur le Cameroun, la mémoire de la répression des Mau Mau est revenue à la surface depuis que des victimes de tortures infligées dans les années 1950 ont osé porter plainte en justice au Royaume-Uni… et ont gagné. En 2013, ces plaignants ont obtenu la reconnaissance officielle des crimes coloniaux, l’ouverture d’archives coloniales secrètes, l’érection d’un monument commémoratif (financé par le Royaume-Uni) et’une indemnisation financière de près de 20 millions de livres, soit 25 millions d’euros, répartie entre 5 228 victimes. À l’heure où nous écrivons ces lignes, à l’été 2016, un nouveau procès est en cours à Londres, impliquant cette fois 40 000 Kényans qui réclament justice pour la torture, le viol, la détention arbitraire ou le travail forcé qu’ils ont subis dans les années 1950.
Le système judiciaire français étant différent et la société française se montrant très frileuse dès que l’on touche à son passé colonial, il est peu probable que les victimes de la guerre du Cameroun obtiennent les mêmes résultats que leurs homologues kényans. Si rien ne se débloque, il se pourrait alors que ce soit le peuple camerounais lui-même qui finisse par réclamer directement justice. Non pas pour demander la reconnaissance officielle de la guerre du Cameroun en tant que telle, mais pour que le système injuste qu’elle a enfanté disparaisse enfin.
Alors que le système Biya est à bout de souffle et que l’impatience grandit aux quatre coins du pays, le Cameroun est au bord de l’explosion. Instruites par les précédents tunisien et burkinabé, les autorités françaises en sont d’autant plus conscientes qu’elles observent sur tout le continent monter le « sentiment antifrançais ». Elles savent qu’après avoir si longtemps gardé le silence sur ses propres agissements et ceux des régimes françafricains qu’elles ont contribué à installer au cours des dernières décennies, elles risquent fort de figurer parmi les cibles prioritaires d’une révolte populaire au Cameroun. La guerre trop longtemps enfouie pourrait alors brutalement ressurgir. Tôt ou tard, tout crime se paie.
A l’image de l’Asvecam (Association des vétérans du Cameroun) qui regroupe d’anciens combattants de l’UPC et pose la question des réparations pour les préludices subis, ou du Collectif Mémoire 60, qui s’attelle à poser au Cameroun le problème de la reconnaissance de la guerre du Cameroun.↩︎